Recrutement des enseignants : les femmes favorisées dans les disciplines « masculines »

Si les femmes sont sous-représentées dans certains domaines scientifiques, ce n'est, semble-t-il, pas du fait de discriminations à l'embauche. C'est même le contraire pour les concours de recrutement d'enseignants : les femmes sont favorisées dans les disciplines où elles sont sous-représentées (maths, physique, philosophie) et, dans une moindre mesure, les hommes le sont dans les disciplines où ils sont minoritaires (langues, littérature). C'est ce que viennent de montrer deux économistes, Thomas Breda (CNRS, École d'économie de Paris) et Mélina Hillion (Insee, École d'économie de Paris), qui ont analysé l'évolution, entre les écrits (anonymes) et les oraux, des résultats de 100 000 candidats des sessions 2006 à 2013. Ils montrent que les discriminations positives sont proportionnelles au niveau de recrutement du concours (plus fortes à l'agrégation qu'au Capes 1 ), ce qui suggère que les examinateurs pourraient (inconsciemment) récompenser la motivation supposée de candidat(e)s qui ont atteint un niveau élevé dans leur domaine en dépit des normes sociales. Ce résultat, publié dans Science le 29 juillet 2016, devrait permettre d'orienter les politiques publiques, et encourager les jeunes, filles et garçons, à s'engager dans des voies où ils sont minoritaires.

  • 1Les concours du Capes (Certificat d'aptitude au professorat de l'enseignement du second degré) et de l’agrégation recrutent les enseignants du secondaire, avec un plus haut niveau d’exigence pour l’agrégation.

Les femmes sont fortement sous-représentées au sein des métiers scientifiques et dans certaines disciplines académiques (mathématiques, physique, philosophie). La discrimination a depuis longtemps été évoquée comme l'une des causes possibles à ce phénomène. Néanmoins, les expérimentations récentes de « testing », menées à partir de CV fictifs ne différant que par le sexe et le nom des candidats, aboutissent à des résultats contrastés et ne permettent pas de confirmer cette hypothèse. Nous montrons que les biais de genre dans le recrutement peuvent varier fortement avec le contexte étudié. Ces biais sont très bien expliqués par deux paramètres essentiels : 1/ le degré de sous-représentation des femmes dans chaque discipline, et 2/ le niveau auquel l'évaluation a lieu. Nous le montrons en utilisant comme expériences naturelles les trois concours publics externes de recrutement des enseignants français du primaire au supérieur : l'agrégation dans 11 disciplines distinctes, le Capes dans 9 disciplines distinctes, et le concours de recrutement des professeurs des écoles. En comparant les notes obtenues pour la période 2006-2013 par plus de 100 000 candidats aux oraux non anonymes et aux écrits anonymes de ces concours, nous constatons l'existence de biais d'évaluation en faveur du genre minoritaire, biais qui augmentent fortement avec le niveau de ségrégation dans la discipline. Ces biais sont légèrement favorables aux hommes en littérature et en langues étrangères et largement favorables aux femmes en mathématiques, physique ou philosophie (figure 1). Dans ces dernières disciplines, la proportion de femmes suffisamment bien classées pour être admises au Capes et à l'agrégation augmente de 10 à 20 % entre les écrits et les oraux. Plusieurs tests complémentaires confirment que ces résultats reflètent bien une discrimination positive de la part des évaluateurs plutôt que des différences de compétences entre les candidats ou encore des distorsions liées à l'interprétation des formes d'écriture comme masculines ou féminines. Par ailleurs, le phénomène observé est plus fort à l'agrégation qu'au Capes, et inexistant au concours de recrutement des professeurs des écoles. Ces derniers résultats suggèrent qu'il n'y a pas discrimination négative à l'embauche à l'encontre des femmes très qualifiées dans les disciplines où elles sont sous-représentées. En revanche, nous ne pouvons exclure l'existence de telles pratiques discriminatoires en amont dans le parcours scolaire ou lors de recrutements pour des postes moins qualifiés. Ces résultats contribuent à alimenter le débat public et peuvent notamment aider à sélectionner les interventions adaptées pour accroître la représentation des femmes dans les domaines où elles sont actuellement sous-représentées. L'étude suggère d'abord que les politiques visant à limiter la discrimination et à lutter contre les stéréotypes de genre devraient se concentrer davantage sur les premières étapes du processus d'orientation scolaire. Elle montre ensuite que les initiatives visant à rendre complètement ou partiellement anonyme le processus de recrutement (par exemple l'envoi de CV anonymes) risquent d'aboutir à des effets opposés à ceux escomptés. Les résultats suggèrent enfin que les jeunes femmes (respectivement les jeunes hommes) peuvent s'engager dans les filières d'études traditionnellement réservées aux hommes (respectivement aux femmes) sans craindre d'y être discriminé(e)s. Véhiculer largement cette information pourrait permettre de mettre fin à l'idée largement répandue selon laquelle les femmes sont systématiquement discriminées au sein des sciences (environ 60 % des lycéens le pensent) et ainsi limiter les phénomènes d'autocensure qui amènent les jeunes femmes et les jeunes hommes à rejeter les filières d'études qu'ils conçoivent comme ne leur étant pas destinées.

Référence :

Breda T. et Hillion M. 2016, Teaching accreditation exams reveal grading biases favor women in male-dominated disciplines in France, Science, 29 juillet 2016. DOI : 10.1126/science.aaf4372.

 

Paris Jourdan Sciences Economiques

Contact

Thomas Breda
Chargé de recherche CNRS, Paris Jourdan Sciences Économiques
Mélina Hillion
Véronique Etienne
Attachée de presse CNRS