Ethnologie française

Restaurants en ville, Vol. 44, 2014/1

Fondée par Jean Cuisenier en 1971, Ethnologie française est, depuis ses débuts, le porte-parole de la recherche en train de se faire, comme le témoin des débats contemporains de l'anthropologie de la France, des pays francophones et, depuis une quinzaine d'années, de l'Europe. La revue analyse les faits qui façonnent nos cultures et dialogue avec les disciplines voisines, telles que l’histoire et la sociologie. Si en ses débuts, inscrite dans le courant de l’ethnographie de la France, elle étudiait surtout le monde rural, elle a pris à bras le corps, dès les années 1980, de nouveaux objets qui la conduisent à s’intéresser désormais à tous les aspects des sociétés dans la modernité. La revue interroge la façon dont se pense notre rapport au monde et concerne tous ceux qui portent attention à l’incessant mouvement de nos sociétés.

En 2010, les Français ont eu recours à la restauration hors domicile (restauration commerciale et restauration collective) 145 fois par an, l’équivalent de trois repas par semaine, ce qui représente 15% des repas principaux et un budget annuel par habitant de 1 250 euros.

Les articles anthropologiques, historiques et sociologiques rassemblés dans ce numéro d’Ethnologie française montrent que le restaurant est aujourd’hui un élément central des pratiques alimentaires en milieu urbain. De l’invention du restaurant moderne à Paris au XVIIIe siècle, aux restaurants de l’Exposition universelle ayant eu lieu à Shanghai en 2010, des restaurants ouverts par ou pour des migrants à ceux destinés aux touristes, ce dossier offre une palette diversifiée, présentant des exemples en France, en Belgique, en Afrique, en Asie, aux Etats-Unis. Qu’ils soient restaurants de quartier, d’entreprise, fast foods ou adeptes du Slow Food, tous participent à la transformation de la ville et de ses quartiers. Ce sont autant de lieux permettant à chacun d’affirmer un statut, une appartenance communautaire ou politique. Miroir de l’histoire et des transformations urbaines, le restaurant est finalement un espace social total, qui permet de lire en un même lieu marchand les ambitions d’un entrepreneur et ses engagements sociaux, de même que les pulsions et les sensations intimes des espaces et des hommes.

Ce numéro s’ouvre avec trois articles centrés sur le restaurant aux XVIIIe et XIXe siècles. Le travail de Rebecca Spang explique comment l’invention du restaurant à Paris au XVIIIe siècle résulte d’un développement historique spécifique associé à l’émergence de l’individualisme moderne. Éve-Marie Halba découvre son objet à travers une lecture d’une nouvelle de Huysmans, A Vau l’eau, où le restaurant occupe une place centrale dans la vie d’un célibataire en quête d’une table accueillante et « saine ». Erika Peters compare les clientèles des restaurants français et chinois à Saigon et à San Francisco à la fin du XIXe siècle et étudie leurs traits communs et leurs différences.

Cent ans plus tard, avec les restaurants algériens, présents dans le département de la Seine des années 1920 jusqu’aux débuts de la guerre d’Algérie, Sabah Chaïb s’intéresse à ces lieux d’un entre-soi algérien et kabyle et nous dévoile le rôle qu’ont pu jouer certains restaurants, depuis la métropole, dans la fin de l’histoire coloniale.

La restauration de masse et les réactions qu’elle provoque sont ensuite abordées dans cinq articles. Christian Brochier présente les restaurants a kilo de Rio de Janeiro, là où l’on paye en fonction du poids des nourritures choisies. Ce type de restauration est celui qui, ces dernières années, a connu la croissance la plus rapide.

À Dakar, Chantal Crenn et Jean-Pierre Hassoun ont enquêté autour des « fast food » ouverts par les migrants libanais qui ont introduit le shawarma en 1964, puis le hamburger dans les années 1980. Localisés au centre historique dans les années 90, ils se diffusent ensuite dans les quartiers de l’agglomération dakaroise et ses banlieues.

À partir de l’étude de trois restaurants italiens, l’article de Valeria Siniscalchi s’intéresse aux relations entre le mouvement Slow Food et le monde de la restauration, en mettant en lumière les diverses formes possibles d’engagement de la part de restaurateurs impliqués.

Avec Fatma C. Kodacost, nous explorons le monde du restaurant universitaire en région parisienne, cherchant à comprendre en quoi la nourriture servie dans ces restaurants, gérés en tant qu’« œuvres sociales », peut donner de la valeur aux employés qui y travaillent et aider à requalifier leur métier, généralement dévalorisé par rapport à l’emploi dans les restaurants urbains.

Cyrille Laporte et Jean-Pierre Poulain s’intéressent eux aussi à la restauration de masse, le ticket restaurant d’une part et le restaurant d’entreprise d’autre part. Les auteurs relèvent que la fréquentation des restaurants d’entreprise est plus faible au Royaume-Uni et qu’en conséquence, on y observe une plus forte désynchronisation des repas qu’en France.

Plusieurs textes s’intéressent ensuite à la « circulation » des goûts.
Comment se sont construits les goûts dans la société américaine ? se demande Krishnendu Ray. Il défend l’hypothèse d’une co-production entre « natif » et « immigrants », le goût apparaissant comme le résultat d’un processus de co-production de la ville américaine.

À Bruxelles, à partir des années 1960-1970, les restaurateurs grecs puis turcs qu’étudie Katerina Seraïdari ont eux aussi contribué à façonner les goûts des citadins. Après s’être contentés de nourrir leurs compatriotes, ils ont élargi leurs relations marchandes aux Belges et aux étrangers, et ont joué un rôle dans la construction de la stratification sociale.

C’est ensuite au Népal que l’on découvre Shanta, Guman Singh et Ratna, les héros de l’article de Brigitte Steinmann. Venus de mondes sociaux et religieux divers, ces hommes se sont associés pour créer un restaurant cosmopolite, jouant à la fois des rapports sociaux propres à la société népalaise en transformation accélérée, et des relations « d’amitié » avec des touristes occidentaux.

Retour à New York, ou plus exactement à Brooklyn, où Sharon Zukin étudie comment les restaurants proposant de la Soul Food offraient un espace social où pouvait se développer et se mettre en scène une identité « noire ». Depuis quelques années, une gentrification de ce quartier noir de Brooklyn contribue à la diversification locale des restaurants, ce qui pose un défi à l’identité afro-américaine.

Le dernier article de Van Troi Tran porte sur l’expérience de restaurateurs dans des pavillons nationaux à l’exposition universelle de Shanghai en 2010. Dans les cuisines en arrière-scène de l’utopie cosmopolite made in China, on découvre un espace social traversé de tensions, de controverses, de frustrations, d’incertitudes et de négociations serrées qui peuplent le quotidien de ce vaste laboratoire de la mondialisation.

 

La Revue Ethnologie Française