Cahiers d’études africaines

Face à la sorcellerie, n°231-232/2018

 

sous la direction de Sandra Fancello et Julien Bonhomme

Depuis sa fondation en 1960, la revue Cahiers d’Études africaines privilégie la publication d’articles inédits, nourris par des enquêtes originales et des apports théoriques consolidés ou émergents. Bien qu’interdisciplinaire, elle favorise les recherches anthropologiques et historiques sur l’Afrique et les sociétés liées à l’Afrique à travers le monde. Les numéros thématiques constituent autant d’ouvrages de référence sur une région, une question ou l’état d’une discipline. La publication d’articles en français et en anglais contribue à la reconnaissance internationale de la revue.

Encore un numéro sur la sorcellerie en Afrique ! N’a-t-on pourtant pas déjà tout dit et tout écrit sur le sujet ? Force est de constater que non. La rapidité des changements sociaux, les crises politiques, les guerres et conflits de tous ordres, ainsi qu’une vitalité religieuse jamais démentie, invitent à sans cesse réactualiser notre regard sur la sorcellerie. Ces phénomènes entraînent en effet de nouvelles formes d’accusations, notamment à l’égard des populations les plus vulnérables (les étrangers, les femmes, les personnes âgées, les enfants, les infirmes) provoquant à leur tour de nouvelles cascades de violences. La sorcellerie n’est pas seulement une affaire privée qui se joue au sein des familles, elle concerne également les institutions jusqu’au cœur même de l’État. Celles-ci se retrouvent de plus en plus souvent prises dans le cercle mortifère des rumeurs, accusations et violences, quand elles ne participent pas elles-mêmes à l’expansion du schème d’interprétation sorcellaire. Devant ce constat, ce numéro examine à travers une série d’études de cas comment les institutions et leurs acteurs font face à la sorcellerie. Centrées sur l’analyse des dynamiques de l’imputation et de la stigmatisation, les contributions portent aussi bien sur les institutions les plus centrales de l’État (la justice — nationale et internationale —, la police, l’école) que sur les institutions sanitaires, religieuses et sportives ou encore sur les médias. Mais ce sont aussi les anthropologues eux-mêmes qui doivent faire face à la sorcellerie. Souvent interpellés au même titre que les juges, les journalistes ou les médecins, les chercheurs se trouvent alors confrontés à des dilemmes éthiques qu’ils ne peuvent plus longtemps éluder.

Franck Beuvier dévoile les dessous de la prise en charge de la sorcellerie au Cameroun sous mandat français. Il met en lumière les ambiguïtés de cette législation qui fait voisiner la sorcellerie et la magie, le « sorcier » et le « féticheur », en les regroupant sous la rubrique du « charlatanisme ». À partir d’un travail sur les archives des juridictions indigènes en pays bamiléké, il montre que la sorcellerie reste « insaisissable » : les affaires de sorcellerie échappent en bonne partie aux juridictions instituées par l’État et font l’objet d’un traitement plus clandestin par la justice villageoise au sein de la chefferie.

En 1987, un nouveau-né disparaît dans une localité dogon du Mali. Éric Jolly analyse les jugements ou discours explicatifs qui ont suivi cet événement, depuis les accusations locales de sorcellerie envers une femme du village jusqu’au verdict rendu par la justice malienne. Les rumeurs initiales ne traduisent pas seulement les représentations dogon sur la sorcellerie féminine ; elles témoignent aussi des rapports de force entre sexes, familles et individus. Incarnation de la femme libre et puissante, la présumée sorcière n’a rien d’un bouc émissaire passif et c’est elle qui oriente la justice malienne vers d’autres suspects.

L’article d’André Mary porte lui aussi sur une affaire qui parvient jusqu’au tribunal au Gabon au début des années 2010, puis rebondit lorsque l’auteur, reconnu et condamné pour viol, accuse un homme politique de lui avoir « passé commande ». Il montre que tout le montage de l’affaire repose sur le principe d’une « double scène » : un crime sexuel devient « rituel » lorsque l’auteur du meurtre dénonce après coup un supposé commanditaire. La dénonciation médiatique des crimes rituels est devenue une arme dans l’arène politique gabonaise.

Gervais Ngovon apporte le point de vue critique d’un juriste centrafricain sur le traitement judiciaire des affaires de sorcellerie. Il dénonce le « populisme pénal » qui conduit à mettre les nganga, des devins-guérisseurs, au centre des procès en les faisant participer à l’établissement de la preuve. Il pointe le cynisme de certains magistrats pour lesquels la condamnation des personnes accusées de sorcellerie serait une concession de l’État de droit au maintien de l’ordre social.

Élisabeth Claverie s’intéresse à la justice internationale à partir d’une enquête menée au sein de la Cour pénale internationale à La Haye. Elle examine comment le tribunal tente de faire face à l’irruption des « fétiches » dans les récits à la barre des témoins et des accusés, lors du procès contre des chefs de guerre en République démocratique du Congo. Elle montre ainsi comment les débats contradictoires à propos du pouvoir des fétiches orientent — ou plutôt désorientent — le cours du procès.

Simona Taliani évoque le cas de Nigérianes ayant migré en Italie où elles se voient contraintes de se prostituer : ces migrantes se retrouvent sous la dépendance de la maquerelle après avoir prêté un serment rituel associé à la fabrication d’un objet-fétiche, afin de les obliger à rembourser la soi-disant « dette » de leur voyage. Entre ces deux protagonistes s’instaure une dépendance fondée sur une action rituelle destinée à signifier une parenté fictive. Dans ce complexe sorcellaire, la figure de la « mère de derrière » incarne l’agresseur familial et devient signe avant-coureur d’une malédiction attendue.

Roberto Beneduce met en lumière l’attitude de soupçon généralisé des institutions italiennes chargées d’examiner les demandes d’asile à l’égard de la parole des demandeurs. Reformulés dans le vocabulaire juridique des conventions internationales, passés au crible du vrai et du faux, du crédible et de l’invraisemblable, les récits évoquant une menace sorcellaire sont systématiquement disqualifiés et aboutissent au rejet de la demande d’asile. L’expérience de la sorcellerie s’avère donc en bonne partie « intraduisible » dans le langage des institutions d’accueil.

Alessandro Gusman étudie les réfugiés congolais en Ouganda qui, en quête d’entraide, arrivent dans les assemblées pentecôtistes de Kampala. Confrontés à l’opacité des procédures bureaucratiques et à des institutions sur lesquelles ils n’ont aucune prise, ces réfugiés en proie à une extrême incertitude pensent leur situation dans le langage de la malédiction et de la sorcellerie. Ce langage du religieux et des croyances permet de donner du sens aux difficultés rencontrées par les réfugiés congolais et à leur expérience lors du processus de réinstallation.

Kali Argyriadis nous emmène à Veracruz, au Mexique, où la dévotion à la Santa Muerte est au cœur d’une lutte anti-sorcière. En expansion depuis les années 1990, ces pratiques religieuses sont stigmatisées par l’Église catholique, l’État et les médias. Associée au satanisme, mais aussi au narcotrafic, la dévotion à la Santa Muerte est accusée de nourrir la sorcellerie et la violence criminelle. La dénonciation de cette supposée « narco-sorcellerie » sert à justifier une répression brutale, tandis que des intellectuels érigent la Santa Muerte en symbole de résistance des classes populaires.

Edoardo Quaretta observe le phénomène des « enfants-sorciers » à Lubumbashi en République démocratique du Congo. Il explique que celui-ci ne résulte pas uniquement d’accusations à l’intérieur des familles, mais est également le produit de logiques institutionnelles. L’auteur observe par exemple une porosité entre les discours des pasteurs et ceux des assistants sociaux et montre comment les pouvoirs publics se sont approprié le langage de la sorcellerie pour mener une politique répressive à l’égard des enfants des rues.

L’article d’Andrea Ceriana Mayneri est, lui aussi, consacré aux enfants et porte sur de mystérieuses épidémies de transe survenues au sein d’écoles au Tchad. Il décrit l’intervention des services administratifs, des autorités et des institutions religieuses qui se mobilisent pour tenter d’expliquer ces transes. Pour certains, il s’agirait d’hystérie collective ; pour d’autres, les transes seraient dues à un esprit maléfique. L’auteur fait l’hypothèse que ces conduites exceptionnelles permettent à une partie de la jeunesse tchadienne d’exprimer ses malaises et ses aspirations.

Émilie Guitard examine la manière dont les services de collecte des ordures dans deux villes du nord du Cameroun se trouvent confrontés à la sorcellerie. Nombre de citadins de Garoua et Maroua identifient les excrétions corporelles et les objets intimes jetés comme les instruments d’une sorcellerie et considèrent les grandes accumulations d’ordures comme rassemblant des « forces » pouvant être instrumentalisées par des individus puissants, à des fins de domination et d’enrichissement. Loin de les remettre en cause, la reprise en main en 2008 de la gestion municipale des déchets dans ces deux villes par une société privée induit un renouvellement de cette sorcellerie des déchets. ‪

Julien Bonhomme et Laurent Gabail s’intéressent à la relation entre sport, magie et sorcellerie en examinant le rôle de la « préparation mystique » dans la lutte sénégalaise. Loin d’être clandestin, le recours à la magie est autorisé par le règlement officiel, comme une concession de l’institution sportive à la tradition et au spectacle. Bien qu’elle soit dirigée contre l’adversaire, la magie sportive n’est pas perçue comme de la sorcellerie, mais comme une forme de violence légitime. Il arrive qu’elle suscite la réprobation quand elle transgresse les normes religieuses ou qu’elle déborde hors de l’arène.

L’anthropologue confronté à la violence de la lutte anti-sorcellerie voit sa posture d’observation mise en cause face à des formes de violence extrêmes. La prise d’images exposant cette violence, et leur diffusion, posent de nouveaux défis éthiques et méthodologiques et soulèvent la question du sens de la présence de l’anthropologue et de la responsabilité de ses actes. Ce dernier article de Sandra Fancello analyse la manière dont les violences verbales et sociales associées aux accusations de sorcellerie interrogent l’apport de l’anthropologie de la sorcellerie dans le champ religieux contemporain mais également le métier d’anthropologue, dans sa dimension éthique.

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