Cultures & Conflits

Marges urbaines et résistances citadines, N°101  -  printemps 2016

Coordonné par Gülçin Erdi Lelandais et Bénédicte Florin

Revue de science politique, Cultures & conflits se propose d’analyser les différentes expressions de la conflictualité. Elle ouvre ses colonnes à des politistes mais aussi à des sociologues, à des anthropologues, à des historiens, à des géographes spécialistes de zones particulières, en croisant leurs regards avec les préoccupations des stratèges et experts en relations internationales. La nature spécifique de l’approche choisie privilégie l’analyse des relations entre des phénomènes souvent arbitrairement découpés : relation entre l’interne et l’international, entre les formes contestataires et coercitives de violence, entre les formes de violence physique et symbolique.

Ce dossier de Cultures & Conflits est partiellement issu d’un colloque international organisé à Istanbul en juillet 2014 dans le cadre du programme de recherche « Marges et villes : entre exclusion et intégration ». Par la suite, ce numéro a associé d’autres chercheurs dans l’objectif d’apporter une perspective plus diversifiée sur des formes variées de résistance au sein de la ville. Dans un contexte de mondialisation et d'urbanisation néo-libérale, les citadins ont souvent le sentiment d'avoir peu de prise sur les décisions qui les concernent et touchent leur vie quotidienne. Cependant, loin d'être passifs ou anomiques, ils mettent en œuvre des stratégies — plus ou moins visibles, discrètes, éphémères — d'appropriation de l'espace, de défense territoriale, d'opposition ou de contournement. Ces actes ordinaires émanant des « subalternes » peuvent être qualifiés de résistance dès lors qu'ils nient, négligent, adaptent ou contestent les règles du jeu introduites par les acteurs dominants. Ce numéro de Cultures & Conflits propose une analyse des résistances à partir de terrains et d’acteurs diversifiés mais qui ont en commun d’être situés aux marges de la ville et de la société. Ici, la ville n’est pas un arrière-plan des résistances : lieu de déploiement des conflits, elle est également l’enjeu des luttes. Les contributions ouvrent le débat sur la dimension subversive et contestataire de ces résistances ordinaires. Une lecture transversale de ce numéro confirme le fait que les villes constituent des espaces politiques où se déploient, certes, les revendications citadines, mais, au-delà, des revendications citoyennes pour davantage de droits : droit au logement, droit au travail, droits urbains, droits politiques, droits humains. 

Elisabetta Rosa relate et explicite les formes quasi-invisibles de résistance des Roms de Marseille et de Turin, communautés très marginalisées et défavorisées. S’installer en ville, contourner le manque d’eau, faire la manche, récupérer les déchets : l’analyse de ces pratiques permet de montrer leur caractère « discrètement » résistant et de reconnaître les capacités d’action de ces migrants. L’auteure propose de lire ces façons de faire comme autant de défis face à la stigmatisation et à l’exclusion, l’expression d’un ancrage territorial et d’une revendication silencieuse de citadinité. 

Nicolas Pinet nous livre un panorama des diverses formes d’actions subalternes des nojukushas — les sans-abri — à Tokyo. L’enquête met en lumière des tactiques pour contourner les règles, résister aux évacuations, continuer à habiter et à investir la ville et, en somme, inventer des pratiques politiques non-institutionnalisées permettant de sortir d’une position de subordonné et ayant une portée subversive. À partir d’une distinction entre les « résistances en soi » et les « résistances pour soi », l’auteur pose la question de l’intentionnalité et replace ces résistances dans la dynamique globale des rapports de pouvoir, dont elles ne constituent que l’un des pôles.

Tarik Harroud étudie les pratiques d’accessibilité et d’utilisation sociale des centres commerciaux géants — les malls — lieux marchands et sélectifs de Rabat-Salé (Maroc), par des populations défavorisées. Il montre comment ces groupes « résistent » et parviennent à transformer un espace de contrainte, sélectif et centré sur des logiques marchandes, en un véritable lieu « ressource » répondant à leurs besoins de socialisation. Le paradoxe est que certaines de ces résistances sont mues par un désir d’intégration à ces lieux emblématiques de la ville néolibérale alors que d’autres s’y opposent parce que ces mêmes lieux sont les symboles réprouvés d’une « occidentalisation » des usages et des pratiques.

Ludovic Lepeltier-Kutasi et Gergely Olt analysent les résistances à un programme de rénovation de certains quartiers populaires de Budapest mené sous couvert d’une politique de lutte contre la ghettoïsation. La mobilisation de certains habitants, les négociations et les tensions avec les autorités afin d’obtenir réparation rendent compte des menaces qui pèsent sur ceux qui n’auront peut-être pas d’autres choix que de partir. Porter cette lutte dans ce contexte nécessite de la rendre visible, publique, et déplace ainsi les enjeux de la mobilisation, du règlement d’un litige ordinaire à celui de la reconnaissance d’une légitimité à agir.

À Istanbul, les récupérateurs de déchets, rencontrés par Bénédicte Florin, sont invisibilisés et assignés au plus bas de la hiérarchie sociale et dans les espaces marginaux de la métropole turque. L’analyse des petites et discrètes pratiques de résistance mises en œuvre par les récupérateurs alors que le ramassage des déchets leur est interdit ainsi que leurs mobilisations pour s’organiser en tant « travailleurs des déchets » montrent que, loin d’être passifs, ils résistent à l’exclusion et élaborent un discours de justification de leur rôle dans la société.


Jérôme Tournadre montre l’ambiguïté des protestations en Afrique du Sud au sein des townships et fait l’hypothèse que l’on peut comprendre l’activité contestataire en étudiant ses acteurs dans le cadre de relations sociales ordinaires et quotidiennes. En effet, les habitants expriment leur mécontentement via des leaders de communauté ou des membres des comités de rue et la protestation n’est pas orientée vers le pouvoir politique et ne va pas au-delà des limites des townships. Leur résistance n’est donc pas visible dans l’espace public, même si elle produit des effets grâce aux réseaux informels « infrapolitiques » faisant la connexion entre le pouvoir politique national et les habitants.


L’article de Gülçin Erdi Lelandais étudie la mobilisation des habitants d’un quartier informel situé à proximité du centre-ville d’Ankara mais socialement marginalisé. L’auteure montre comment le processus d’influence réciproque entre espace et résistance ouvre la voie vers une politisation généralisée des habitants et, en particulier, des femmes tout en modifiant leur vision du monde, leur perception de la société et du système politique. On peut visualiser les effets de l’héritage du militantisme politique fortement ancré dans certains quartiers informels, un phénomène très répandu en Turquie, dans le passage à l’action via des militants professionnels jouant un rôle de « formateurs » auprès des habitants. 

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