Vers une transition écologique de la recherche

Lettre de l'InSHS Sociologie

#MÉTISSAGES

L’équipe-projet labellisée PRIME, depuis 2021, vise à développer des recherches interscientifiques (terme spécifiant les collaborations sciences de la matière et du vivant et sciences humaines et sociales) sur les approches Safe by Design dans le domaine des nanomatériaux. Elle s’organise autour d’une collaboration entre, d’une part, des chercheurs et chercheuses en sociologie et en sciences de l’information et de la communication du Centre d'étude et de recherche Travail Organisation Pouvoir (CERTOP, UMR5044, CNRS / Université Toulouse Jean Jaurès / Université Toulouse III-Paul Sabatier) et, d’autre part, des chercheurs et chercheuses en chimie du Centre interuniversitaire de recherche et d'ingénierie des matériaux (CIRIMAT, UMR5085, CNRS / Université Toulouse III-Paul Sabatier / INP Toulouse). Sont également parties prenantes des collègues spécialisés en éco-toxicologie du Laboratoire écologie fonctionnelle et environnement (UMR5245, CNRS / Université Toulouse III-Paul Sabatier / INP Toulouse).

Le Safe by Design : un ressort pour la transition écologique de la recherche académique

Au début des années 2000, les nanosciences et les nanotechnologies font l’objet de nombreux programmes de recherche spécifiques, à très haut niveau de financement, national ou international. Le lancement d’opérations d’envergure étiquetées « nanos » aux États-Unis est rapidement suivi par d’autres programmes tels que ceux de la Commission Européenne (PCRD1 ) accordant une très large part du financement aux recherches sur les « nanos ». Ces initiatives sont justifiées par une capacité essentielle des nanomatériaux, envisagés comme « technologie clé » : embrasser un ensemble,a priori non restreint, d’activités s’étendant des productions industrielles à la surveillance des comportements en passant par les biotechnologies et la transformation du vivant. Cependant, de façon surprenante, compte tenu de son poids croissant depuis les années 1960, la dimension « risques environnement-santé » est quasi-absente du lancement institutionnel de tous ces programmes.

Par réaction, et même s’ils ne se concentrent pas uniquement sur le problème des risques environnement-santé, de nombreux débats, manifestations et mobilisations contribuent à mettre sur l’agenda civique, économique et réglementaire le thème des risques « nanos », en France, au sein de l’Union européenne et de divers organismes internationaux (OCDE, par exemple).

En effet, le caractère générique des applications, l’impossibilité d’en cerner les contours ou, même, d’identifier les produits concernés et l’absence de métrologie stabilisée, de données sur la toxicité des nanoparticules et d’information sur les produits « nanos » commercialisés laisse entrevoir l’idée qu’un point de non-retour, économique et environnemental, pourrait être rapidement atteint, rendant inopérante toute interruption a posteriori des nanoactivités en cas de risques. Des travaux en SHS ont ainsi montré que, à moyen-long terme, la régulation des risques nanos par l’État, via la réglementation, la production de normes internationales ou encore l’activation du principe de précaution, ne saurait constituer la seule voie possible.

Dans cette situation, les mouvements de contestation exigent un traitement « le plus en amont possible »2 , en faisant des politiques scientifiques une clé de la maîtrise du développement de ces technologies et des produits dérivés. Ainsi, tout en s’inscrivant dans « l’expérience civique des risques » (nucléaire, chimie, OGM…), le développement des « nanos » se présente comme une nouvelle étape de la mise en public des risques technologiques en contestant la légitimité des recherches académiques/fondamentales en nanosciences.

Dans ce contexte, un mouvement issu de la sphère scientifique a ouvert de nouvelles perspectives fondées sur la prise en compte du risque au stade de la conception des nanomatériaux, pour aller vers un développement technologique fondé sur le principe du Safe by Design. La recherche académique en nanosciences (particulièrement en physique et chimie) est alors placée face à un nouvel enjeu : concevoir des produits safe en traitant, au même niveau que les objectifs liés à leurs fonctionnalités, la question des risques potentiels.

Or, la singularité du comportement des nanoparticules dans les milieux est un défi que seules des collaborations entre concepteurs de « nanos » (chimistes et physiciens) et toxicologues ou écotoxicologues permettraient de dépasser, marquant un champ de recherche interdisciplinaire en émergence. Cependant, malgré le caractère prometteur de cette voie, force est de constater, après vingt ans de mobilisations civiques et de multiples débats publics organisés durant cette période, l’absence d’une généralisation des pratiques de Safe by Design dans les laboratoires spécialisés en nanosciences.

Le projet de collaboration entre le CIRIMAT et la CERTOP vise alors à analyser les difficultés épistémologiques, institutionnelles et politiques liées au développement de ce champ de recherche marqué par la nécessaire interdisciplinarité (sciences de la matière et écotoxicologie) et les problèmes corrélés (recrutements, évolutions de carrière, délais de publication, nombre limité de revues reconnues, évaluation des laboratoires…). Ce projet vise également à tracer des voies innovantes susceptibles de favoriser les démarches de Safe by Design dans le domaine des nanosciences.

L’enjeu du projet est donc de déterminer les conditions normatives pouvant assurer la mise en œuvre de l’approche Safe by Design dans ce domaine traçant ainsi une voie pour la transition écologique de la recherche.

L’historique de la collaboration

Les deux groupes du CERTOP et du CIRIMAT impliqués dans ce projet PRIME ont une longue expérience de recherches « interscientifiques », sans s’être croisés auparavant. Certains membres de l’équipe du CERTOP travaillent depuis une quinzaine d’années avec des collègues physiciens et chimistes d’autres laboratoires toulousains sur les questions de risques liés aux nanomatériaux ou avec des laboratoires de chimie de Bordeaux sur la pollution des eaux par les résidus médicamenteux. Les membres de l’équipe du CIRIMAT ont collaboré antérieurement avec des collègues de sciences de l’information et de la communication du CERTOP et de droit, également sur des questions de risques « nanos ». La constitution de cette équipe est ainsi le fruit de l’insertion de longue date des membres de l’équipe dans des projets interscientifiques, même si les chercheurs engagés ici n’ont jamais directement travaillé ensemble avant la création de l’équipe PRIME. Notre expérience nous permet de dire que la réussite de telles collaborations s’ancre dans le temps long.

Place et rôle des SHS

Fonder la collaboration sur les conditions du développement des approches Safe by Design dans les laboratoires de nanosciences représente une voie innovante et prometteuse. Pour dépasser l’analyse des pratiques en laboratoire afin d’identifier les différents leviers qui favoriseraient l’extension du Safe by Design, l’analyse SHS est certes pertinente mais elle est insuffisante.

Elle est pertinente parce qu’une partie des obstacles relèvent, à la fois, de problèmes institutionnels liés à la reconnaissance d’un champ de recherches interdisciplinaires émergent (entre producteurs de nanomatériaux : physique-chimie, et spécialistes de l’analyse des risques santé-environnement : toxicologues-écotoxicologues) et de problèmes politico-économiques (processus limitant, freinant le financement de recherches dédiées aux risques des nanomatériaux).

Cependant, la seule analyse SHS s’avère insuffisante dans la mesure où les évolutions institutionnelles et politiques en matière de recherche ne peuvent être envisagées par les chercheurs et chercheuses en SHS de façon extérieure et indépendamment des chercheurs et chercheuses en nanosciences ou en écologie. Malgré le poids des décisions politiques et économiques sur le choix des orientations de recherche, l’activité scientifique reste, d’un point de vue théorique, une activité non strictement régulable et stimulée en grande partie par la constante volonté d’autonomie des chercheurs.

Pour ces raisons, la collaboration étroite entre les chercheurs et chercheuses des deux familles scientifiques concernées, entre laboratoires de sociologie et de chimie, est ici essentielle. Le développement des approches Safe by Design ne peut prendre de l’extension qu’en considérant, de façon corrélée, les verrous institutionnels, scientifiques et politiques.

Les difficultés liées aux collaborations interscientifiques

Les démarches interscientifiques constituent une indéniable prise de risque, ce qui explique pourquoi elles s’avèrent assez rares et peu durables. De ce point de vue, les coopérations engagées, depuis une douzaine d’années à Toulouse, entre le CERTOP, le CIRIMAT et d’autres laboratoires toulousains incluant les nanosciences3 ou l’écologie (LEFE), sont particulièrement originales. Pour autant, ces démarches représentent un défi, à chaque fois renouvelé au fil des projets, en raison de l’absence de cadre théorique et de méthode reconductibles, permettant de structurer ce type de collaboration.

S’entendre sur les notions utilisées
Les premières réunions ont fait émerger la polysémie du sens donné à la notion de Safe by Design par les chimistes, les écotoxicologues et les chercheurs et chercheuses en SHS, mais également au sein d’une même famille disciplinaire.

Le clivage majeur se situe autour de l’alternative entre une voie de conception éradiquant le danger ou celle supprimant les risques. Cette alternative est lourde de conséquence dans la mesure où elle conduit à des orientations de recherche très différentes, tant pour les éco-toxicologues que pour les chimistes, en orientant tant les objectifs que les enjeux de leurs recherches. Elle pèse également différemment sur la portée politique, économique et santé-environnementale du Safe by Design.

En effet, le Safe by Design compris comme un enjeu de suppression du danger suggère de concevoir des nanoparticules dont l’interaction avec des systèmes biologiques, du plus simplifié (modèles cellulaires) aux plus complexes (en allant jusqu’aux organismes, voir aux écosystèmes), est modifiée. Cette modification passe généralement par le contrôle de la surface des nanoparticules et relève donc essentiellement de la chimie. La difficulté consiste alors à comprendre les relations de cause à effet entre chimie de surface et danger intrinsèque, ce qui est complexifié par la diversité des environnements possibles.

La voie de la suppression des risques peut aussi ne concerner que les conditions d’exposition. Dans ce cas, la stratégie la plus commune consiste à emprisonner les nanoparticules « potentiellement dangereuses » dans une matrice qui les isole de leur environnement, tout en conservant au matériau qui les contient tous les avantages de leur incorporation.

Cet aspect fondamental est actuellement discuté au sein de l’équipe-projet. 

Nécessité de définir en amont les attendus de la collaboration
En outre, dans la mesure où ce projet s’inscrit dans un cadre non pas tant interdisciplinaire qu’interscientifique, associant deux familles scientifiques qui développent des concepts et des méthodes non superposables, cette collaboration sera également l’opportunité d’apporter des éléments de réponse au double enjeu des recherches interscientifiques :

  • celui de réorienter, de façon réciproque, les recherches et de faire émerger des pistes scientifiques innovantes propres à chacune des disciplines ;
  • celui d’enregistrer des avancées sur les aspects épistémologiques, méthodologiques et théoriques propres à ces collaborations SHS-Sciences de la matière.

Cette réflexion s’appuiera à la fois sur l’observation et l’analyse des difficultés rencontrées par les chercheurs et chercheuses en chimie et écotoxicologie pour conduire des recherches interdisciplinaires sur le Safe by Design et aussi sur une démarche autoréflexive concernant les difficultés liées aux recherches interscientifiques entre sciences de la matière et du vivant et sciences humaines et sociales, menées dans le cadre de l’équipe PRIME.

Ainsi, au-delà du sujet traité dans ce projet, lié aux pratiques de Safe by Design, la collaboration permettra d’avancer dans l’explicitation des conditions, donc des possibilités, scientifiques de développement des collaborations SHS-Sciences de la matière et du vivant.

  • 1PCRD : Programme Cadre pour la Recherche et le Développement
  • 2Revendications exprimées notamment lors du débat public organisé par l’État en 2009-2010 (CNDP, Commission Nationale du Débat Public).
  • 3Notamment le Centre d'élaboration de matériaux et d'études structurales (CEMES, UPR8011, CNRS), le Laboratoire de chimie de coordination (LCC, UPR8241, CNRS)  et le Laboratoire de physique et chimie des nano-objets (LPCNO, UMR5215, CNRS / Université Toulouse III-Paul Sabatier / INSA Toulouse).

Contact

Marie-Gabrielle Suraud
Professeur des universités, Centre d'Etude et de Recherche Travail Organisation Pouvoir
Emmanuel Flahaut
Directeur de recherche, Centre Interuniversitaire de Recherche et d'Ingénierie des Matériaux