Pollutions éternelles au Sud de Lyon : mobilisations, enjeux de mesure et perspectives

Lettre de l'InSHS Science politique

Gwenola Le Naour est maîtresse de conférences en science politique à Sciences Po Lyon. Elle s’intéresse aux politiques publiques et aux mobilisations collectives à partir de deux domaines de l’action publique : les politiques de gestion des risques liés à la santé, notamment les mesures destinées à des populations dites précaires ou marginales ; les politiques de gestion des risques industriels, avec un intérêt marqué pour les contestations (ou leur absence) des riverains des lieux d’implantation. Valentin Thomas est post-doctorant à Sciences Po Lyon. Ses recherches actuelles articulent sociologie des mobilisations et sociologie de l’expertise et de l’action publique sur les problèmes de pollutions et de maladies environnementales provoquées par les activités industrielles pétrochimiques. Tous deux sont membres du laboratoire Triangle (UMR5206, CNRS / Sciences Po Lyon / ENS de Lyon / Université Lumière Lyon 2) et coordonnent le SOSI (Suivi Ouvert des Sociétés et de leurs Interactions) Observatoire des maladies environnementales et professionnelles dans la vallée de la chimie lyonnaise.

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Rassemblement du collectif Notre Affaire À Tous (NAAT) et des victimes devant le tribunal de Lyon, 7 décembre 2023 © Kyriane Petit

Le 10 mai 2022, une réunion publique est organisée à la Maison de l'Environnement de Lyon. Dans une salle pleine, l'équipe de la série documentaire Vert de Rage présente les résultats de son enquête sur une pollution à des contaminants toxiques dits « éternels » dans le sud lyonnais. L'une après l'autre, les données sont révélées. L'objectif ? Faire la preuve d'une contamination massive des eaux du Rhône, des sols, de l'air et du lait maternel des habitantes aux substances poly- et perfluoroalkylées, ou PFAS, un groupe de plusieurs milliers de substances issues de l'activité pétrochimique associées pour certaines à diverses pathologies, dont des maladies chroniques comme le cancer1 .

Longtemps inconnues du grand public, les PFAS provoquent depuis la fin des années 2010 des mobilisations, une couverture médiatique, des réactions politiques, et des procès judiciaires d'envergure en Europe2 , où la quasi-totalité de la population testée est contaminée. Dans le sud lyonnais comme ailleurs, la question des données scientifiques sur ces polluants devient alors un enjeu de tension centrale, et le point de départ de notre enquête. Cette dernière combine des entretiens avec les acteurs locaux, l'exploitation d'archives publiques et privées, l'observation des multiples réunions et interventions publiques, et des collaborations interdisciplinaires visant à produire de nouveaux savoirs sur l'ampleur et les effets de ces pollutions industrielles.

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Atelier du 2 décembre 2023 organisé par l'alliance écologique et solidaire Rhône

Une enquête sur les relations entre savoirs, non-savoirs, et action publique

Le territoire, marqué par des années d'inactivisme3 , devient au printemps 2022 le théâtre d'une mobilisation multiforme. Cette dernière réunit des militants aux traditions politiques et aux répertoires d'action hétérogènes, tantôt en convergence, tantôt en friction. Dans le champ électoral et associatif, les stratégies divergent. Elles font cohabiter des mobilisations par le droit via le dépôt de référés environnementaux ou de plainte contre X, à des actions plus directes visant les usines pointées comme les sources des pollutions, en passant par l'organisation de réunions d'information publiques dont l'affluence atteint parfois plusieurs centaines de personnes.

En toile de fond de ces événements, ainsi que dans les entretiens avec les personnes mobilisées, plane la question de ce que l'on sait des pollutions aux PFAS : quelle est leur ampleur, comment s'en prémunir ? Ces substances génèrent soudainement une inflation d'expertises et de contre-expertises dans la région, alors qu’elles faisaient jusqu’ici l'objet d'une attention presque inexistante.

Interpellés, les services de l'État, la Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL) et l'Agence régionale de santé (ARS) en tête, placés sous la responsabilité de la préfecture du Rhône, produisent ainsi une série de données et d'informations, mises à disposition du public sur leurs sites respectifs. Comme un rappel du caractère global de ces dynamiques locales, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), une agence de l'Organisation mondiale de la santé située à Lyon, classe deux PFAS en novembre 2023 : le perfluorooctanoïque (PFOA) devient cancérogène avéré pour l'homme (Groupe 1) et l'acide perfluorooctanesulfonique (PFOS) « possiblement cancérogène pour l'homme » (Groupe 2B).

La fabrique de ces savoirs ne va pas sans contradiction. L'ARS affirme ainsi dans un premier temps que les risques sont maîtrisés et que l'eau est parfaitement potable, puis se montre beaucoup plus prudente quelques mois plus tard en indiquant des niveaux de concentration trop élevés dans certains puits privés et dans l'eau distribuée dans plusieurs communes. Ces limites poussent des acteurs non gouvernementaux à générer leurs propres savoirs. Des associations comme Ozon l'eau saine ou Générations futures se lancent dans des études sur la contamination des sols ou des eaux de surface. D'autres entités proposent pour leur part d'analyser l'organisme des habitants eux-mêmes, ainsi que leur état de santé, en combinant plusieurs approches scientifiques.

Une enquête interdisciplinaire

Notre équipe, composée de chercheurs et chercheuses en sciences sociales des laboratoires Triangle et Environnement, ville et société (EVS, UMR5600, CNRS / ENTPE / ENS de Lyon / ENSA Lyon / Université Lumière Lyon 2, Université Jean Monnet Saint-Étienne / Université Jean Moulin Lyon 3) s'est ainsi associée aux épidémiologistes et aux toxicologues de l'Institut écocitoyen pour l'étude des pollutions, un institut de recherche indépendant dont les travaux sont reconnus dans le champ scientifique, afin de produire une étude dite de « bio imprégnation » sur les populations du sud lyonnais.

La méthodologie de cette étude, intitulée « PERLE », est innovante. D'une part, elle combine des prélèvements sanguins, des questionnaires de santé déclarée et des entretiens biographiques longs. Cela permet d'interroger finement la manière dont se construisent les inégalités sociales de santé dans un monde durablement et globalement pollué. D'autre part, le protocole intègre un volet « participatif » : il associe des habitants volontaires à la création du questionnaire de santé, afin que des questions spécifiques aux circonstances locales puissent être ajoutées aux questions des enquêtes conventionnelles en santé publique. L'interprétation des résultats est également prévue en collaboration avec ces habitants, dans un souci de dialogue entre science et société, et afin que ces savoirs soient appropriés de manière critique.

Ce volet participatif nous renseigne aussi sur les tensions que génère la production de données dans ces contextes de pollution. Les ateliers de préparation de l'étude PERLE ont notamment été l'occasion pour les habitants d'exprimer leurs doutes quant à la priorité donnée par les autorités publiques à de nouvelles recherches plutôt qu'à des mesures de précaution plus immédiates. Le temps de la science semble se heurter ici frontalement à celui de la crise environnementale.

Certes, la médiatisation et les mobilisations sur la question des PFAS ont amené à certaines évolutions réglementaires. Citons par exemple la mise en place d'un arrêté (20 juin 2023) rendant obligatoire l'analyse de certains PFAS dans les rejets aqueux des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE). Mais nombre d’habitants voient dans cette volonté de produire davantage d'expertise avant d'agir une stratégie d'inaction publique plus ou moins délibérée. Plus largement, certains militants rencontrés pendant notre enquête émettent ainsi d'importantes réserves en comparant les PFAS à l'amiante. Ils indiquent que des données sont déjà disponibles en très grand nombre et auraient dû conduire à une interdiction de la plupart de ces substances toxiques.

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Stade du Brotillon et atelier Bleu ciel de l'usine de Pierre-Bénite, 11 avril 2024 © Gwenola Le Naour

Vers un Observatoire des maladies environnementales et professionnelles dans la vallée de la chimie lyonnaise

Les PFAS constituent pour nous un cas d'étude. Les analyses de sciences sociales et les expériences interdisciplinaires que le problème de ces pollutions éternelles permet de produire sont une première étape vers la création d'un Observatoire plus large des maladies environnementales et professionnelles dans la vallée de la chimie lyonnaise. Cet observatoire vise non seulement à mettre en place des enquêtes sur la situation locale, à former les populations aux enjeux de pollutions et de maladies industrielles, mais aussi à faire dialoguer des acteurs de la santé environnementale et de la santé au travail qui cohabitent sur le territoire.

Alors même qu'il s'agit d'une des zones les plus polluées par l'activité industrielle sur le territoire français, cette région est caractérisée par une absence structurelle de savoirs sur l'ampleur et les effets de ces nuisances. Quelques données existent, bien sûr. L'Observatoire régional de la santé Auvergne Rhône-Alpes a, par exemple, produit dans les années 2010 plusieurs diagnostics locaux de santé à l'échelle des communes4 . Ces données fondées sur les chiffres de la sécurité sociale, et donc sur des maladies déclarées et comptées, mettent en avant des surreprésentations de maladies comme le diabète et les cancers des voies respiratoires. Mais faute de pouvoir mener des enquêtes de longue durée, ces diagnostics qui dressent un tableau à un instant T de l'état de santé de la population ne donnent pas d'indications sur les causes des maladies surreprésentées et connaissent mal le bassin d'emploi, les trajectoires professionnelles et résidentielles des personnes qui déclarent ces maladies.

Que peut un tel observatoire face à ce type de problèmes publics qui se caractérisent par une relative absence de connaissances préalables et une dilution des responsabilités politiques ? Partant de l'hypothèse selon laquelle ces zones d'ignorance ne sont pas une fatalité, mais le fruit de constructions historiques et sociales réversibles, les sciences sociales peuvent pointer les obstacles à une meilleure connaissance des problèmes de toxicité. Partant ensuite de la conscience que ces savoirs et leurs usages sont toujours pris dans des rapports de pouvoirs qui les dépassent, elles peuvent également offrir un regard lucide et critique sur la mise en œuvre des politiques de remédiation et, plus généralement, sur les perspectives de résorption des injustices environnementales qui caractérisent la période contemporaine.

  • 1Zahm S., Bonde J P & al. 2023, « Carcinogenicity of perfluorooctanoic acid and perfluorooctanesulfonic acid », The Lancet Oncology,  0-0.
  • 2Voir le site internet du forever pollution project. https://foreverpollution.eu/
  • 3Le Naour G. 2017, « Aux marges de la ville bourgeoise, la périphérie tout contre l’usine. Mobilisations collectives éphémères et ambivalences de l’action publique », Mémoire original, Habilitation à diriger des recherches en science politique, Université de Strasbourg. Voir aussi Le Naour G., Bécot R. (dir.) 2023, Vivre et lutter dans un monde toxique. Violence environnementale et santé à l’âge du pétrole, Le Seuil.
  • 4Fontaine-Gavino K., Bolamperti P., Mathey A., Dreneau M. 2014, « Diagnostic local de santé. État des lieux quantitatif. Année 2013. Ville de Pierre-Bénite », Observatoire régional de la santé Rhône-Alpes.

Contact

Gwenola Le Naour
Maîtresse de conférences en science politique à Sciences Po Lyon, Triangle
Valentin Thomas
Post-doctorant à Sciences Po Lyon, Triangle