Une enquête multidimensionnelle des ajustements, des dynamiques et des réorganisations provoqués par la pandémie de Covid19

Lettre de l'InSHS Sociologie Sciences des territoires

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Le programme « Du Monde d’Avant au Monde d’Après » (MAMA)

Grâce à une dotation exceptionnelle du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, CNRS Sciences humaines & sociales a impulsé et coordonne un projet de recherche pluridisciplinaire, « Du Monde d’Avant au Monde d’Après » (MAMA), centré sur les réorganisations générées par la pandémie de Covid-19. L’objectif de ce programme est de développer des enquêtes articulant les points d’observation entre l’individuel et le collectif, entre le court et le long terme. Ce projet est ainsi l’occasion pour les sciences humaines et sociales de se rassembler pour proposer une description multidimensionnelle de la crise du covid et de ses conséquences sur la population.

Comme l’ont montré les travaux sur les épidémies passées, les changements qu’elles induisent, ou pas, dans les modes de vie, les politiques sanitaires, l’organisation économique, les pratiques culturelles, s’inscrivent dans deux temporalités au moins. La première est celle de l’urgence, qui a notamment conduit, dans le cas du covid, à des mesures de confinement, à la mise en place de l’état d’urgence sanitaire dans de nombreux pays. La seconde est celle du temps long, certes marqué par la possibilité d’une multiplicité de vagues, mais dénué du caractère d’urgence qui caractérise la première temporalité, temps long qui seul permet de mesurer les conséquences à long terme de la crise. Dans le cadre de l’entrée dans ce second temps de la crise, une vaste enquête documentant les ajustements à la crise des individus, des familles, des groupes sociaux, des institutions et des acteurs privés a donc toute sa place. Elle permet d’identifier et d’analyser les dynamiques sociales, démographiques, politiques, économiques et culturelles qui se produisent suite à l’épidémie, d’étudier leur rythme, leurs contenus, les tensions et les conflits qu’elles sont susceptibles de générer. Elle recueillera les matériaux pour confirmer ou nuancer l’affirmation selon laquelle l’épidémie de Covid19, porteuse de transformations systémiques qui impliquent la société, la santé et l’environnement, est un « fait social total »1 .

Huit équipes de recherche issues de différents laboratoires travaillent depuis trois ans sur différents aspects de la crise épidémique et ses conséquences :

  • les transformations des modes de cohabitation dans l’espace, au Laboratoire dynamiques sociales et recomposition des espaces (LADYSS, UMR7533, CNRS / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Université Paris Cité / Université Paris Nanterre / Université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis) ;
  • les effets du confinement sur les pratiques culturelles et numériques des ménages, au laboratoire Géographie-Cités (UMR8504, CNRS / EHESS / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Université Paris Cité) et au Centre de recherche sur les inégalités sociales (CRIS, UMR7049, CNRS / Sciences Po Paris) ;
  • les répercussions du Covid sur les inégalités scolaires du primaire au secondaire, au Laboratoire de psychologie du développement et de l’éducation de l’enfant (LaPsyDÉ, UMR8240, CNRS / Université Paris Cité) ;
  • l’histoire du masque comme dispositif socio-technique entre épidémie, science et société, au Centre d'histoire sociale des mondes contemporains (CHS, UMR8058, CNRS / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) ;
  • une histoire sociale des pratiques sportives et de leur ancrage populaire, également au CHS ;
  • une étude des mobilités et territoires au prisme de la pandémie Covid-19, au laboratoire Géographie-Cités (certains résultats de cette étude sont présentés dans cette lettre) ;
  • une étude sur la fiabilité des connaissances et des informations, au laboratoire République des savoirs (UAR3608, CNRS / Collège de France / ENS-PSL) ;
  • une analyse de l’évolution du rapport au risque, notamment pour les personnes vivant au contact des risques industriels et nucléaires, à l’IRIS.

De 2022 à 2024, un séminaire mensuel a permis de faire dialoguer les équipes entre elles et d’échanger collectivement sur les enjeux transversaux de ce programme pluridisciplinaire. En plus d’une valorisation scientfiqiue des résultats de leur recherche, chaque programme mettra en ligne une

Un colloque de restitution final sera organisé les 18-19 novembre 2024 au centre de colloque du Campus Condrocet. Le programme définitif sera communiqué au printemps.

Les dimensions spatiales de la pandémie

Maîtresse de conférences à l’université de Reims Champagne-Ardenne et membre du laboratoire Géographie-cités (UMR8504, CNRS / EHESS / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Université Paris Cité), Céline Vacchiani-Marcuzzo mène des recherches sur le fonctionnement des villes en système, sur leur croissance démographique et économique et sur leur insertion dans des réseaux à différentes échelles. Elle coordonne le projet « Mobilités et territoires au prisme de la pandémie de Covid-19 » au sein du programme MAMA.

Dans le cadre du programme MAMA, une équipe du laboratoire Géographie-cités2 , structurée autour de trois projets3 , a analysé les dimensions spatiales du phénomène pandémique, en étudiant les mobilités des populations à plus ou moins longue distance, dans différentes temporalités (avant, pendant et après les périodes de confinement) et dans une dimension comparative et internationale. Plusieurs contextes territoriaux et urbains ont été appréhendés en France, aux États-Unis, en Inde, au Liban et en Afrique du Sud afin d’évaluer les modalités de gestion politique de la crise. Les recherches ont permis à la fois de mesurer et d’évaluer les représentations et comportements des populations suite à l’émergence de l’épidémie, par leurs mobilités, tant dans les villes elles-mêmes qu’entre elles, ou qu’entre ces dernières et les espaces ruraux. Les déplacements quotidiens des populations, leurs capacités et modalités d’adaptation à la crise et la réorganisation socio-spatiale des territoires que ces mobilités reflètent et alimentent ont été au centre des analyses. Des travaux ont également traité de l’évolution des politiques publiques de régulation de la mobilité urbaine dans différentes villes françaises (grandes villes et villes moyennes) enrichies d'une étude de cas hors France (Los Angeles) observée sous le prisme d'une mise à l'agenda des mobilités actives. Ces travaux sur les politiques publiques ont permis de caractériser les inflexions (relatives) et l'amplification de tendances préexistantes à l'épisode pandémique. Ce projet a également abordé les mobilités associées à l’approvisionnement, alimentaire en particulier, que la pandémie a contribué à réorganiser.

L‘équipe a mobilisé un grand nombre de données issues d’enquêtes publiques ou des recensements sur les déplacements ainsi que des données inédites comme celles de la plateforme Meta Data for Good qui enregistre les localisations des populations toutes les huit heures ; ces données rendent possible la mesure de la présence de ces utilisateurs dans un espace donné ainsi que de leurs déplacements à différentes échelles territoriales. Des entretiens auprès des populations, des acteurs de l’action publique et des gestionnaires des transports ainsi que des acteurs de l’approvisionnement ont également été effectués. L’observation fine des changements dans les mobilités induits (ou accélérés) par la pandémie a permis de révéler de nouvelles structures territoriales associées aux évolutions des pratiques pendant ou après la pandémie en fonction de critères de limitations différents tels que les modifications des trajets domicile-travail, la fermeture des universités, la limitation des activités de loisirs, le changement de résidence ou encore la mise en place du télétravail. Cette recherche rejoint ainsi d’autres travaux dans leur remise en cause de la réalité d’un exode urbain à long terme. Elle montre que la diminution de la population dans les centres urbains durant les confinements est due certes à des départs depuis ces centres, mais aussi à la réduction, voire à l’arrêt des mobilités des espaces périphériques vers les centres urbains (cf. carte)4 .

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Variation du nombre moyen d’utilisateurs Facebook entre les périodes de référence (6 -10 mars) et de confinement (18-25 mars). Cattan et al., 2023, Métropolitiques

Par ailleurs, à l’échelle des aires métropolitaines, en décryptant les évolutions des trajectoires quotidiennes des populations, la recherche révèle que les nouvelles pratiques de mobilité et d’approvisionnement, ainsi que l'adaptation tactique et stratégique des politiques urbaines et d'aménagement conduisent à des réorganisations socio-spatiales des territoires du quotidien, qui accentuent notamment les inégalités. Elle souligne aussi que le développement des mobilités actives, en particulier le vélo, a été particulièrement accéléré dans certaines villes étudiées comme à Paris ou à Los Angeles.

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Un autre volet de l’étude relatif à la question de la gouvernance de la crise sanitaire souligne la nécessaire prise en compte simultanée, par les acteurs du transport et des pouvoirs publics, de la gestion des mobilités et des contraintes d’approvisionnement dans la perspective d’une adaptation tactique et stratégique des politiques territoriales et urbaines.

À l’échelle de l’Île-de-France, un autre pan de la recherche concerne la présence à domicile au cours des 24 heures de la journée avant, pendant et après les confinements liés au Covid. Cette étude, (réalisée à partir des enquêtes successives réalisées par Île-de-France-Mobilités et de la méthodologie développée dans le cadre du Mobiliscope) met en lumière les sur-ou sous-représentations de certains groupes de population à domicile, selon les heures et selon les périodes. Comme l’illustre la figure ci-dessous, on observe à 15h pour les périodes 2010 et 2018-2020 une forte sous-représentation des cadres (en rouge) et une surreprésentation des ouvriers (en bleu) à domicile par rapport à leur distribution dans la population générale francilienne. Cette tendance s’inverse pendant la pandémie du Covid, avec des cadres surreprésentés à domicile et des ouvriers sous-représentés. Les mêmes déséquilibres s’observent également à 20h, mais avec des écarts moins marqués. Ces analyses ont aussi été déclinées par genre, par groupes d’âge et par type de quartiers de résidence.

À plus long terme, s’il est prématuré de tirer des conclusions sur le devenir des territoires et des villes, dans un contexte de crises plurielles — climatique, énergétique, technologique, sanitaire — la pérennité des régimes de mobilités doit être interrogée et de nouvelles recherches utilisant les méthodes déployées dans cette étude contribueraient à déceler de potentielles bifurcations à venir.

  • 1Voir à ce sujet : Gaille M., Terral P. (dir.) 2021, Pandémie. Un fait social total, CNRS Éditions.
  • 2Les membres de Géographie-cités impliqués dans le programme sont Sabine Barles, Sophie Baudet-Michel, Joséphin Béraud, Nadine Cattan, Ludovic Chalonge, Jean Debrie, Eric Denis, Aurélie Douet, Juliette Maulat, Céline Vacchiani-Marcuzzo et Julie Vallée.
  • 3Les travaux se sont structurés autour de l’analyse des mobilités et déplacements, de la question des politiques publiques de mobilité urbaine et de l’alimentation et l’approvisionnement.
  • 4Cattan N., Telle O., Vacchiani-Marcuzzo C., Béraud J., Chalonge L. 2023, Le mythe de l’exode urbain parisien : quelles mobilités en temps de crise sanitaire ?, Métropolitiques, DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1978

Contact

Emmanuel Henry
Directeur adjoint scientifique
Céline Vacchiani-Marcuzzo
Maîtresse de conférences à l’université de Reims Champagne-Ardenne, Géographie-cités