Journal des anthropologues
"Alimentation, arme du genre", n°140-141, 2015
Sous la direction de Tristan Fournier, Julie Jarty, Nathalie Lapeyre et Priscille Touraille
Le Journal des anthropologues est né en 1990 et a pour vocation de se porter au-devant de champs de recherche à défricher ; il s’agit d’explorer et de rendre compte des domaines de recherche novateurs susceptibles d’ouvrir de nouvelles perspectives pour la discipline et d’en refléter les avancées. Simultanément, la revue a toujours consacré une part importante de ses publications à des réflexions sur la pratique de l’enquête de terrain ainsi qu’à des considérations épistémologiques. À travers sa revue, l’Association française des anthropologues a souhaité manifester l’intérêt de la discipline pour la compréhension du monde contemporain et de ses enjeux sociaux, politiques et idéologiques. Soucieux de dépasser les aires culturelles, les dossiers thématiques publiés proposent de traiter une problématique dans une perspective comparative reliant différentes sociétés à travers le monde.
Ce dossier est le fruit d’une rencontre entre trois sociologues et une socio-anthropologue autour du constat suivant : un vide théorique caractérise le croisement des champs du genre et de l’alimentation dans le monde francophone. L’appel à contribution lancé en 2014 par le Journal des anthropologues avait pour objectif de sonder ce vide et de permettre l’émergence de questionnements inédits et de données susceptibles d’alimenter le peu d’études empiriques disponibles sur le sujet. Les différentes contributions reçues couvrent au moins trois grands domaines d’investigation où se nouent de manière cardinale genre et alimentation : l’institution de la « division sexuelle du travail » qui met les femmes en charge de la plus grande part du travail alimentaire (seront envisagées autant les représentations que les pratiques de cette division), les pratiques de discrimination dans la consommation, et la manière dont l’alimentation contribue à constituer des corps — et des consciences — différencié-e-s (genrés). L’alimentation émerge bien comme une grille de lecture heuristique pour comprendre et appréhender les diverses dynamiques inégalitaires du genre dans les sociétés des Nords et des Suds contemporaines.
Salvatore Bevilacqua, à propos de la « patrimonialisation du régime méditerranéen », montre comment la production de discours sur l’alimentation contribue à reproduire les rôles et identités de genre et à justifier le maintien des seules femmes dans la tâche de nourrir les autres. La « diète méditerranéenne » tend à s’imposer comme modèle alimentaire prescripteur de normes et présente les femmes comme les garantes « naturelles » de ces traditions culinaires, prioritairement désignées pour transmettre un modèle alimentaire vecteur de « bonne santé ».
Les émissions télévisées de cuisine diffusées en Italie et analysées par Luisa Stagi constituent une autre illustration des discours de réassignation permanente des femmes aux tâches quotidiennes de l’alimentation. Dans ces émissions, les femmes sont cuisinières, insérées dans des décors domestiques qui mettent en scène une féminité traditionnelle. Les hommes en revanche portent la tenue de chef dans des contextes qui parlent de défi, de dimension publique et de compétence.
Héloïse Prévost décrit comment la mise en conserve des tomates effectuée par des groupements de femmes au Bénin, a priori créée pour favoriser l’empowerment des femmes, renforce également la division sexuelle du travail. Les tentatives politiques d’aider les femmes pour qu’elles acquièrent plus d’autonomie amènent, sous le prétexte positif « de faire manger les enfants », à un effet pervers : elles représentent un alourdissement très significatif de leur charge de travail.
Dans « Cuisine et dépendance », Philippe Cardon analyse la préparation des repas chez les couples hétérosexuels confrontés au vieillissement, à la maladie et/ou à la dépendance en France. L’émergence avec l’avancée en âge de la dépendance culinaire nécessite une réorganisation des activités alimentaires qui modifie l’assignation sexuée aux rôles domestiques et redessine les rapports sociaux de sexe et le pouvoir domestique. Les habitudes alimentaires des ménages s’en trouvent transformées, pouvant conduire à un appauvrissement nutritionnel.
Le travail de Désiré Maniraziza, Paule Christiane Bilé et Fadimatou Mounsadé Kpoundia, « Tout ce qui est bon est pour eux », analyse la transgression, par certaines Yaoundéennes, d’un tabou alimentaire (le gésier de poulet) toujours en vigueur dans les milieux universitaires de la capitale camerounaise. Prenant l’alimentation non seulement comme lieu de validation, mais aussi de contestation de la domination, l’article illustre comment la transgression par les femmes du tabou alimentaire s’inscrit, non sans résistance des hommes, dans une tentative de redéfinition des rapports sociaux de sexe.
Dans « Le genre de l’ivresse », Nicolas Palierne, Ludovic Gaussot et Loïc Le Minor, montrent qu’il n’existe pas de véritable mouvement d’égalisation de la consommation d’alcool entre hommes et femmes au sein des générations les plus jeunes (étudiants à Poitiers). Ils observent un écart important entre le boire des femmes, qui donne lieu à un important contrôle (corporel et comportemental), et le boire des hommes, davantage lié à l’expression d’une masculinité qui favorise l’ostentation, l’excès, la prise de risque, et, par voie de conséquence, la dépendance alcoolique.
Gaëlle Lacaze examine l’influence des relations genrées sur les conceptions alimentaires, les techniques culinaires et les usages de consommation chez les Mongols darhad. Elle décrit comment les pratiques alimentaires inégalitaires des Mongols sont soutenues par un système symbolique complexe associant les femmes au maigre de la viande et les hommes au gras de la viande. Le contenu quotidien de la marmite est genré : le dessus — jugé comme étant le meilleur par les gens eux-mêmes — est attribué aux hommes, le fond, aux enfants et aux femmes.
« Laisse-moi manger ta viande » de Achi Amédée-Pierre Atse et Kovadio Patrick Adon fournit une lecture des logiques sociales qui sous-tendent les discriminations liées au partage du gibier en milieu rural akyé (Côte d’Ivoire). Les Akyé ont constitué un « ordre du partage » des protéines animales pour lesquelles les femmes et les enfants font l’objet d’une discrimination. Ce partage inégal fonde sa légitimation sur des croyances provenant des idéologies et des mythes alimentaires et a pour conséquence un déficit nutritionnel chez les enfants de moins de cinq ans et les femmes enceintes.
Solenn Carof dans « Le régime amaigrissant : une pratique inégalitaire », confirme que les femmes se privent plus de manger que les hommes. Elles le font pour suivre l’injonction à réduire les proportions de leurs corps bien au-delà des recommandations médicales de santé. Ce façonnage est, pour certaines, impossible à atteindre biologiquement sans privations alimentaires importantes. L’alimentation représente le moyen principal de cette pression omniprésente à la minceur pour les femmes.
Olivier Lepiller interroge le recours beaucoup plus important des femmes à la chirurgie de l’obésité : 83 % des personnes opérées sont des femmes. Une étude qualitative conduite auprès de femmes de plus de 45 ans, juste avant l’intervention, permet de comprendre les bénéfices attendus en les reliant aux rôles féminins. L’injonction esthétique n’est plus vraiment opérante et les nouvelles charges de travail qui s’imposent à elles en termes de care sont évoquées pour expliquer le désir des femmes obèses de maîtriser une corpulence incompatible avec le travail du care.