Genèses
Le dégout des autres, n°93 sept 2014
Fondée en 1991, Genèses est une revue trimestrielle de sciences sociales et d'histoire. Comprendre nos sociétés contemporaines à la lumière de l'histoire, restituer les processus qui les ont façonnées, contribuer à une histoire de nos disciplines sont les ambitions de Genèses. Cette revue est un lieu de rencontre et d’échange où différentes approches de l’historicité peuvent s’exprimer. Elle réunit des chercheurs de diverses disciplines et contribue aux débats du présent en analysant des thèmes importants de l’actualité scientifique et culturelle.
Petites et grandes haines sociales occupent et structurent le temps court comme le temps long de la vie quotidienne, dans une mesure sans doute plus importante que ne le laisse penser la plupart des descriptions des sciences sociales. L’objectif premier de ce dossier sur « le dégoût des autres » est de donner à voir, dans leur variété relative, des relations d’inimitiés, d’aversion, de détestation qui demeurent dans l’ombre tant qu’elles n’ont pas été spécialement constituées comme objet de recherche. Au-delà, c’est la dynamique propre à ce type d’interactions qu’il s’agira d’éclairer : comment naît le dégout des autres ? Dans quelle mesure est-il produit par les formes classiquement repérées de distance sociale – différences d’origine sociale, d’origine ethnique, de genre, d’âge ? Comment les inimitiés sont-elles entretenues ? Comment se cristallisent-elles, s’institutionnalisent-elles ? Ou au contraire, demeurent-elles ponctuelles et informelles ? Comment, enfin, s’articulent-elles avec des contextes et des enjeux d’actions spécifiques ? Et dans quelle mesure peut-on isoler certains effets, certaines fonctions qui leur seraient socialement propres ? Autant de questions fondamentales que tente d’explorer ce dossier.
Le premier article s’intéresse, à partir de monographies de familles réalisées sur plusieurs années, aux inimitiés les plus intimes, celles qui traversent les familles. En se concentrant sur deux figures : une sœur et une belle-sœur, Sibylle Gollac insiste sur le fait que le cadre familial impose des conditions particulières à l’expression des inimités qui constituent des mises en cause autant que des rappels à l’ordre de l’appartenance au groupe familial. Leurs modes d’énonciation varient selon qu’elles portent sur une consanguine ou sur une alliée, mais leurs traits communs révèlent aussi le poids du genre dans l’expression des sentiments au sein de la famille.
Puis nous passons à des inimitiés un peu moins intimes, puisqu’elles ont pour cadre un lieu public, l’école. À partir d’une enquête menée dans deux écoles élémentaires associant entretiens et questionnaires, l’auteur aborde la question des inimitiés entre enfants. Après avoir restitué, via l’analyse de réseaux, l’espace des amitiés déclarées au sein des écoles (structuré par le sexe, la classe, l’origine sociale et migratoire), l’article pose la question des moyens symboliques mobilisés par les enfants lorsqu’ils expriment leurs inimitiés. L’analyse montre alors que ce sont des schèmes scolaires et domestiques, qu’ils se sont d’abord vus imposer au cours de leur socialisation, que les enfants convoquent pour organiser leurs propres sociabilités.
Avec l’enquête sociohistorique de Nicolas Mariot sur la perception des classes populaires par les soldats les plus cultivés dans les tranchées de 1914-1918, la distance sociale entre ceux qui n’aiment pas et ceux qui ne sont pas aimés s’agrandit. L’article s’intéresse aux traces écrites de ces expressions d’inimitiés. Il explique pourquoi celles-ci apparaissent et perdurent seulement dans les témoignages lettrés rédigés au jour le jour. Elles sont d’abord, pour les membres de la bourgeoisie lettrée de l’époque, une réaction à la découverte de leur propre altérité. Mais à mesure que le conflit se prolonge, le récit de l’autre affirme son caractère d’exercice de classe. Les écrits du front ne portent pas seulement témoignage de la promiscuité, ils sont aussi l’expression d’une pratique intellectuelle de reconquête de soi.
Camille François étudie dans son enquête l’ethnographie des pratiques de relogement des bailleurs dans le cadre des projets de rénovation urbaine, et donne à voir des procédures marquées par une certaine inimitié des relogeurs à l’égard des ménages relogés, à la fois dans des écrits (des dossiers), dans des interactions entre professionnels et face au public lui-même. Prenant la forme d’un dégoût culturel portant sur les locataires et leur lieu de vie, cette aversion des relogeurs se présente en vérité comme un levier fondamental de la conduite des opérations de démolition, au sens où elle tend à remodeler les aspirations résidentielles des ménages relogés dans un sens conforme aux contraintes et intérêts du bailleur attachés aux projets de rénovation.
Le dernier article du dossier prolonge cette nécessaire approche institutionnelle du dégoût des autres sur un terrain différent – le centre d’« accueil » des étrangers extra-communautaires de l’île italienne de Lampedusa. Louise Tassin a enquêté auprès du personnel de ce centre, composé essentiellement d’originaires de l’île, ayant trouvé avec l’émergence de ce dispositif sécuritaire une opportunité d’emploi. Elle montre que les motifs souvent avancés du racisme et de l’idéologie ne suffisent pas à expliquer l’hostilité du personnel à l’égard des migrants. L’institution n’est pas à même d’effacer ces aversions parfois profondes et amène même les agents du centre à faire une sorte de « tri » entre les étrangers qui correspondent bien à l’image promue de la victime (les enfants, les femmes ; les migrants originaires d’Afrique subsaharienne) et les autres (en particulier, les hommes adultes venus d’Afrique du Nord).