ELFE XX-XXI, études de la littérature française des XXe et XXIe siècle
« Littérature et cuisine », n°7 2019
Sous la direction de Sylviane Coyault et Catherine Milkovitch-Rioux
Revue annuelle de la Société d’études de la littérature française des XXe et XXIe siècles, ELFe XX-XXI veut non seulement penser les continuités et les ruptures de la littérature du siècle passé, mais aussi réfléchir sur la littérature contemporaine et le rôle que tient la critique savante dans sa légitimation. Elle est destinée à fournir un espace consacré à tous les aspects de la recherche contemporaine sur la littérature d’expression française des XXe et XXIe siècles. Elle accueille des approches susceptibles de renouveler le regard critique, tout en préservant les acquis de l’histoire et de la théorie littéraires. En complément des articles scientifiques, des textes d’écrivains (poèmes, récits courts) et des entretiens permettent de susciter des liens vivants entre la recherche et la création.
Comme le montrent les articles de ce numéro, la rencontre du livre et de la cuisine est donc multiple, cuisines de l'histoire, histoires de cuisines. Il faut concevoir « cuisine » dans tous les sens du terme — y compris métaphoriques — permettant de rassembler toutes les « nourritures terrestres », d’associer « les mots et les mets » ou « la fourchette et le stylo ». La cuisine, c’est aussi un espace de vie, de rencontres, d’échanges ou de violences… un cadre romanesque — ou anti-romanesque — dont les explorations virtuoses s’offrent à une dégustation sans cesse renouvelée. Sont tout d’abord incorporés la nourriture, les mets évoqués dans les œuvres : on songe inévitablement à la madeleine de Proust. Les poètes ne sont pas en reste, même les moins gourmands en apparence. Parfois, la nourriture n’est plus simplement un motif anecdotique dans l’œuvre, mais le sujet central. L’espace où l’on mange est également en soi un lieu romanesque. Salles à manger, restaurants, terrasses, cafés, bistrots sont un cadre convenu pour les romanciers. Valorisés par Guy de Maupassant comme la seule passion qui lui semblât « vraiment respectable », exaltés par Chateaubriand comme fondement d’une méthode littéraire et culinaire, gourmandise et plaisirs de bouche ont couvé dans toutes les marmites des œuvres littéraires — prose et poésie —, depuis l’origine de l’écriture… et des arts culinaires. L’histoire générale de la gastronomie française s’écrit « au moyen des ingrédients qui seuls comptent en la matière : les textes »1 . Pour l’historien, la gastronomie est fille de la littérature, comme elle l’est de la médecine et de la technique. La littérature contemporaine qui préoccupe les études d’Elfe xx-xxi n’échappe donc ni aux plus coupables inclinations gourmandes, ni à la liaison charnelle avec les arts et la table.
« Alors, « Littérature et cuisine », inoffensif ou pas ? Une simple affaire de goût, de palais ? Pas bien certain. S’approcher de la cuisine c’est considérer l’énergie vitale (se nourrir), notre rapport au monde (qui je mange, et je mange quoi, du vivant ou seulement du végétal) et c’est aussi, via la question du goût, se découvrir soi et le plaisir. Une simple affaire de palais ? Non : une révolution de palais peut-être. »2
Johan Faerber décrit les littérateurs gastronomes depuis Brillat-Savarin, lorsque cuisiner quand on est écrivain consistait à mêler la littérature à l’estomac. « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu écris » : telle serait ainsi la loi secrète qui innerverait la littérature. Selon Brillat-Savarin, la cuisine entre avec la gastronomie dans une puissance inconnue jusqu’alors, par laquelle la saveur devient le siège du savoir. Manger, ce n’est pas uniquement ingérer : c’est goûter, c’est-à-dire savoir. L’assiette ne se mange pas, elle parle : elle est la bouche de l’homme avant sa bouche et « la gastronomie est la connaissance de tout ce qui a rapport à l’homme, en tant qu’il se nourrit »3 .
Augustin Voegele analyse le rapport entre cuisine et poésie dans les « Menus » de Cendrars, là se joue le passage du cosmique à l’intime. Le poète dévore le monde, de telle sorte que ces menus poèmes, qui semblent à première lecture n’obéir qu’à la logique de la liste, apparaissent comme le lieu par lequel l’univers « engloutit » l’homme, par lequel l’homme « comprend » l’univers. Déchiffrer l’univers, refléter le monde, avaler le cosmos, absorber le livre… autant de formules qui renvoient à deux équations : manger = réfléchir et univers = livre. Lire ces poèmes, ce n’est pas seulement dévorer tout Cendrars en trente-huit vers ; c’est aussi comprendre l’univers et l’engloutir.
Alain Schaffner étudie l’œuvre d’Albert Cohen qui fait une très large place à la cuisine avec de nombreuses pages consacrées à la nourriture préparée, occidentale ou orientale, ou à ses modes de préparation. Les enjeux d’une telle représentation sont multiples et ont trait tant à une conception de la vie et de la mort qu’à une pratique de la langue. Mais c’est aussi dans des pratiques contradictoires du banquet, de l’invitation, de la dépense et de la convivialité que se joue une discordance fondamentale par laquelle la cuisine devient un élément subversif de l’univers qui l’a produite.
Pierre Popovic interroge dans les Maigret des années 1958-1970 et dans La Trilogie Fabio Montale, l’élaboration du personnage de l’enquêteur mangeant en phase avec les enjeux sociopolitiques et l’imaginaire social qui l’entoure. Quand l’inspecteur Maigret s’attable, il assume la fonction sociale de sauvegarder la cohérence et l’unité de la nation, en allant au bout des enquêtes comme à la fin d’une assiette. Dans les fictions de Jean-Claude Izzo, les scènes de repas contribuent à l’émergence du récit collectif de la ville de Marseille et l’idéal incarné par Fabio Montale ne peut triompher mais survit, parfois là où nul ne l’attendrait : par exemple dans la cuisine marseillaise.
Sylviane Coyault propose, quant à elle, un petit guide culinaire du roman contemporain. À partir d’un échantillon de romans parus au cours du dernier demi-siècle, elle montre comment la façon de manger constitue un bon observatoire des groupes sociaux, de leur évolution au cours de cette période. La cuisine des écrivains trahit surtout des imaginaires très contrastés : du gourmand à l’ascète ou à l’adepte du fastfood. Les goûts alimentaires rejoignent alors une esthétique et sont le symptôme d’un rapport au temps et au monde. Ils touchent par là au métaphysique.
Dans son étude, Christine Jérusalem se propose d’analyser la place qu’occupe la cuisine dans l’œuvre de deux écrivains (François Beaune et Jean Echenoz). L’intérêt de cette confrontation est de mettre en évidence des oppositions structurelles, ethnographiques et émotionnelles qui laissent entrevoir deux approches différentes du monde contemporain. Au loufoque du premier répond l’ironie du second. À l’optimisme de Beaune correspond le spleen élégant d’Echenoz. Les frontières de la géographie alimentaire varient mais le lecteur, lui, ne reste jamais sur sa faim car ces récits interrogent savoureusement le monde.
Eva Voldřichová Beránková s’intéresse à la nourriture, repas et banquets dans la « légende urbaine » de Vernon Subutex. Toutes les grandes tendances évolutives repérées par les chercheurs en sociologie de l’alimentation ou en food studies au cours des vingt dernières années se trouvent confirmées, illustrées et débattues dans le texte de Virginie Despentes. Ainsi, l’obligation de « cartographier la société » dont l’auteur ne cesse de se réclamer reste valable pour les domaines de la nourriture, de la gastronomie, des rituels de l’alimentation. L’article repère et classifie les plus marquants : la « malbouffe » et le grignotage, l’obésité et les troubles alimentaires, les animaux à table, le malaise alimentaire et bien d’autres.
La nourriture chez Marie NDiaye apparaît de manière récurrente comme l’expression d’une « pensée magique » : l’on est, ou l’on devient, ce que l’on mange. Ce constat de Gaspard Turin impose de traiter la nourriture dans cette œuvre sous un angle anthropologique. Au fil des romans de Marie NDiaye, on constate que les enjeux magiques de la nourriture ont d’abord pour effet de confirmer l’état général d’enfermement des personnages en eux-mêmes. On observe ensuite comment ces personnages évoluent de l’individuel au social, de la construction identitaire à la mission d’une transmission éthique, via la nourriture.
Béatrice N’Guessan Larroux observe l’infléchissement de la fin des années quatre-vingt-dix dans l’itinéraire de Maryse Condé. L’étude analyse cette bifurcation, née de la lente mise en texte d’une poétique inspirée du culinaire. Maryse Condé conçoit alors diverses stratégies narratives pour faire coïncider quête de soi et biographie culinaire, offrant au monde littéraire un récit de filiation des plus singuliers : le culinaire le dispute à la politique, au voyage, rendant compte d’une poétique de la relation fondée sur une cuisine « délocalisée ».
Enfin Hannes De Vriese nous entraine dans les cuisines créoles de Patrick Chamoiseau et étudie le motif de la nourriture dans une double perspective. Il s’agit d’une part de comprendre en quoi l’alimentation constitue un enjeu identitaire et s’inscrit en tant que tel dans un rapport de force (post)colonial. La représentation de la nourriture semble d’autre part inviter le lecteur à reconsidérer sa relation à la littérature. Le parallélisme entre l’acte littéraire et l’alimentation renvoie alors à un double projet, à la fois politique et poétique.
- 1Voir dans ce numéro l’entretien avec Pascal Ory et Pascal Taranto sur le thème « Littérature et cuisines », réalisé par Sylviane Coyault dans le « grand débat » du festival Littérature Au Centre, le 1er avril 2016.
- 2Arno Bertina, « « Mise en bouche » », Elfe XX-XXI [En ligne], 7 | 2019, mis en ligne le 01 avril 2019, consulté le 22 mai 2019. http://journals.openedition.org/elfe/490
- 3Jean Anthelme Brillat Savarin, Physiologie du goût, Paris, Just Tessier libraire, 1834, p. 103