Plaine deltaïque actuelle, avec à l'avant-plan les ruines des Grands Thermes de la ville d'Utique, puis une évocation de la baie marine antique. ©Elisa Pleuger

Utique : Quand un fleuve scelle le destin d’une importante cité antique maritime

Archéologie

Comment un important comptoir maritime comme le fut la cité d’Utique en Tunisie a-t-il pu se retrouver isolé à dix kilomètres à l’intérieur des terres ? Où sont passés les ports phénicien et romain dont César et d’autres auteurs anciens ont vanté les mérites ? C’est notamment à ces questions qu’une équipe internationale et pluridisciplinaire a tenté de répondre par l’analyse d’une série de carottages profonds réalisés dans le delta de la Medjerda (Tunisie septentrionale), autour des ruines de la ville d’Utique. Menées avec les scientifiques du laboratoire Archéorient, Maison de l’Orient et de la Méditerranée (UMR5133, CNRS - Université Lumière Lyon 2), de Lyon, de l’Institut National du Patrimoine de Tunisie, des universités de Tunis, de Liège, d’Oxford, ces recherches viennent d’être publiées dans la revue Quaternary Science Reviews.

Environ dix kilomètres en trois millénaires… L’ampleur et la rapidité de la progradation du delta de la Medjerda ont intéressé, dès le XIXesiècle, des chercheurs issus de divers domaines tels que l’histoire et l’archéologie, la géomorphologie, la géologie, la paléogéographie ou plus récemment la géoarchéologie. En effet, lorsque des Phéniciens venus de Tyr au Liban fondent le comptoir maritime d’Utique, supposément à la fin du XIIesiècle av. J.-C. selon les textes antiques, la ville était baignée par la mer. Mais aujourd’hui, le promontoire d’Utique et les ruines de la cité se retrouvent à dix kilomètres à l'intérieur des terres. L’hypothèse de travail était de savoir si l’oued Medjerda (le fleuve qui coule au sud du site, nommé Bagrada par les Romains) aurait pu fournir suffisamment d’apports terrigènes pour permettre une telle progradation deltaïque. Ces alluvions auraient, au cours du temps, colmaté la baie puis le promontoire et scellé ainsi le destin de la cité maritime en l’isolant de la mer. Cette zone serait donc une exception à la tendance générale le long de la côte tunisienne qui subit comme partout ailleurs, à la même époque, une érosion du littoral due à une élévation du niveau de la mer de plusieurs décimètres.

Pour expliquer ce phénomène et résoudre une énigme archéologique et historique majeure, les chercheurs ont mis en œuvre une méthodologie basée sur la géoarchéologie, en utilisant les nouveaux outils et technologies du XXIesiècle. Ils ont réalisé deux longs transects de carottages sédimentaires allant de quinze à vingt-quatre mètres de profondeur, à l’échelle du delta de la Medjerda et autour du site d’Utique. Les carottages ont permis de remonter jusqu’au VIemillénaire av. J.-C. (datation par radiocarbone) et de caractériser la nature des différentes couches sédimentaires du sous-sol.

Cette étude interdisciplinaire a permis de reconstituer le schéma spatio-temporel de l'évolution du paysage fluvio-deltaique de la Medjerda au cours de l’Holocène moyen et récent. Elle a permis d’appréhender la transgression marine maximale à l’Holocène moyen et de proposer une carte chronologique évolutive des rythmes de progradation exceptionnels de ce delta.

Dès le VImillénaire av. J.-C., c’est une vaste et profonde baie marine que l’on pouvait observer, avec un cap qui deviendra le promontoire d'Utique. Ce dernier dispose ainsi d’une double façade maritime : l’une au nord et la seconde au sud, face au promontoire de Castra Cornelia (l’actuelle Kalaat El Andalous). Mais, entre le milieu du IIIemillénaire et le Iers. av. J.-C., l’oued Medjerda change de cours et utilise ce corridor naturel compris entre les promontoires d’Utique et de Castra Cornelia. Désormais, avec des vitesses de progradation de six à huit mètres par siècle, cette façade maritime est scellée par les alluvions et un marais maritime se met en place. Il est possible qu’il s’agisse du marécage décrit par Jules César dans son ouvrage Guerres Civiles (Livre II). Entre le Iers. av. J.-C. et le IVes. ap. J.-C., le delta continue sa progression et envahit l’ancienne baie marine. À l’époque romaine impériale, seul un bras de mer relie désormais la façade maritime nord d’Utique à la Méditerranée. Puis, entre le IVes. et le VIes. ap. J.-C., la baie marine nord se colmate par des apports alluvionnaires massifs et l’ancien bras de mer se transforme en lagune. C’est entre le VIIeet le Xes. ap. J.-C. que la lagune circulaire se retrouve isolée de la mer et devient un vaste marécage. Le delta continue sa progradation jusqu’à atteindre sa configuration actuelle et le site d’Utique se retrouve aujourd’hui à dix kilomètres à l’intérieur des terres.

Pour expliquer cette progradation deltaïque si rapide, les scientifiques se sont intéressés au fonctionnement du bassin versant en amont de la Medjerda. Ils ont ainsi pu faire un lien entre l’évolution en aval du delta et celle de la dynamique fluviale dans son bassin versant en amont, en soulignant notamment un épisode de crues de forte intensité autour du IVesiècle ap. J.-C. Cet épisode correspond à une augmentation des taux de sédimentation enregistrés en amont à la fin de la période romaine, et est corrélé avec les signaux climatiques mondiaux. L’évolution rapide des paysages provoque l'isolement, par envasement, de l’ancienne cité maritime d’Utique au milieu d’un environnement deltaïque. La cité est progressivement abandonnée à partir du Vesiècle ap. J.-C. Cet abandon est certes lié au contexte géopolitique de la chute de l’Empire romain d’Occident, mais la crise morpho-sédimentaire de la Medjerda a surement accéléré ce déclin. Autrement dit, ces apports alluviaux sont à mettre en relation avec une crise érosive en amont, générée par des facteurs climatiques mais probablement combinés à des facteurs anthropiques.

La reconstruction de l'évolution morpho-sédimentaire régionale fournit des éléments fondamentaux pour mieux comprendre le site de fondation de la ville phénicienne d'Utique et la raison probable de son déclin à la fin de la période romaine. En effet, ces résultats tendent à prouver que lors de sa fondation par les Phéniciens, la colonie d’Utique se situait à proximité de l’embouchure ; les fondateurs étaient donc conscients de la menace du fleuve. Le processus de colmatage de la baie était déjà en cours lors de la fondation de la ville d'Utique, et a été renforcé par le changement de climat et les activités humaines dans le haut bassin versant.

Les scientifiques ont mis en évidence un autre résultat important qui permet de comprendre pourquoi, jusqu’à présent, les archéologues n’ont toujours pas découvert de structures portuaires antiques. En contrebas de la cité, sur l’ancienne façade maritime nord (le secteur qui a probablement abrité le port antique) l’épaisseur des sédiments laisse perplexe. Au total, les carottages montrent qu’au moins cinq mètres d’alluvions se sont déposées au-dessus des strates datées de l’époque romaine. C’est un phénomène bien connu que les scientifiques mettent ici en évidence : plus le delta avance et gagne du terrain sur la mer (progradation), plus sa partie interne s’exhausse et s’engraisse (aggradation). Autrement dit, si les archéologues veulent, un jour, retrouver les structures portuaires romaines, il va falloir qu’ils fouillent jusqu’à atteindre cinq mètres sous la surface actuelle. La cité d’Utique s’apparente à une Pompéi fluviale dont la ville basse a été recouverte par d’épaisses séries d’alluvions. Et pour retrouver le port phénicien de fondation, il faudra que les fouilles archéologiques descendent plus profondément encore…

Cartes évoquant l'évolution géomorphologique du delta au cours des siècles © Elisa Pleuger
Cartes évoquant l'évolution géomorphologique du delta au cours des siècles © Elisa Pleuger

 

Références:

E.Pleuger, J.Ph.Goiran, I.Mazzini, H.Delile, A.Abichou, A.Gadhoum, H.Djerbi, N.Piotrowska, A.Wilson, E.Fentress, I.Ben Jerbania, N.Fagel.

Quaternary Science Reviews, Volume 220, 15 September 2019, Pages 263-278, 

Contact

Elisa Pleuger
Corresponding author. Département de Géologie, UR Argiles, Géochimie et Environnements Sédimentaires (AGEs), Université de Liège (Belgique). - CNRS UMR 5133 Archéorient, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Université de Lyon 2.
Jean-Philippe Goiran
CNRS,  UMR 5133 Archéorient, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Université de Lyon 2.