Trivium. Revue franco-allemande de sciences humaines et sociales
La constitution au tournant des XXe et XXIe siècles, n°30, 2019
Sous la direction d'Aurore Gaillet, Mathieu Carpentier et Claus Dieter Classen
Trivium occupe une place singulière dans le paysage des revues en SHS. Fondée en 2008, construite sur un partenariat franco-allemand, Trivium est une revue électronique en open access qui publie exclusivement des traductions d’articles déjà parus auparavant dans des revues ou dans des ouvrages collectifs : traductions de l’allemand vers le français, traductions du français vers l’allemand. La revue est ouverte à toutes les disciplines des Sciences humaines et sociales et n’est pas dédiée aux seuls champs de la recherche franco-allemands. Sa ligne éditoriale vise la constitution de dossiers thématiques composés d’articles fondamentaux qui, par le biais de la traduction, sont rendus accessibles à un très large public international.
Chaque dossier thématique est placé sous la responsabilité scientifique de spécialistes français et allemand du domaine concerné. Ils proposent le choix des articles à traduire, choix qui est finalisé en concertation avec la rédaction après avis du conseil scientifique international de la revue. Chaque numéro comporte une introduction substantielle, rédigée par les responsables scientifiques et publiée dans les deux langues.
Depuis 2008, trente numéros ont été publiés, constituant ainsi une archive d’environ deux cent quarante articles et de trente introductions originales publiées en français et en allemand. Le trentième numéro de Trivium, conçu par Mathieu Carpentier (Université Toulouse 1 Capitole), Claus Dieter Classen (Université de Greifswald) et Aurore Gaillet (Université Toulouse 1 Capitole), est consacré à La constitution – au tournant des XXe et XXIe siècles. Il comporte les traductions de huit contributions de juristes allemands et français, publiées entre 1990 et 2016, ainsi qu’une introduction originale d’Aurore Gaillet.
Ce dossier offre d’abord une perspective générale, visant à approcher de plus près cette norme mi juridique, mi politique qu’est la constitution. Deux articles mettent en lumière l’enjeu juridique et social de la « constitutionnalisation du droit », étudiant les conséquences de la primauté de la constitution sur les diverses branches du droit désormais dit « ordinaire », mais souvent bien plus spécifique. On notera ici à quel point la symétrie française et allemande ne peut être de mise, dès lors que le statut et les compétences de la Cour constitutionnelle fédérale allemande lui confèrent une place bien plus importante au sein du système juridique (et politique) allemand que celle du Conseil constitutionnel en France. La différence pourra également se constater au regard du croisement du rôle et de la place de la doctrine du droit constitutionnel en France et en Allemagne.
Olivier Beaud décrit les mutations du constitutionnalisme et les conséquences d’une conception positiviste de la constitution, ordonnée autour d’une conception plus « normative » qu’« institutionnelle » de cette dernière. Se démarquant de l'héritage des constitutionnalismes américain et français, lesquels tendaient à allier la dimension juridique et la dimension politique de la constitution, une telle approche normative perçoit avant tout la constitution comme une norme juridique. S'ensuit notamment une conception plus limitée du pouvoir constituant, ramené à une simple pratique de révision occasionnelle du texte constitutionnel.
En Allemagne, la Loi fondamentale de 1949 pose le principe selon lequel les droits fondamentaux, qui ouvrent la Constitution « lient les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire à titre de droit directement applicable ». La portée de cette disposition emporte inévitablement, comme l’explique Helmuth Schulze-Fielitz, une emprise du droit constitutionnel sur l’ensemble de l’ordre juridique et politique allemand. Plus encore, l’interprétation de la Cour constitutionnelle fédérale des droits fondamentaux comme « ordre objectif de valeur » conduit à un « rayonnement » sans précédent du droit constitutionnel. La « constitution » ne peut s’envisager sans prendre en compte la jurisprudence constitutionnelle afférente.
Contrairement à Olivier Beaud, Louis Favoreu défend une conception strictement juridique et normative de la Constitution, dont l’étude est, selon lui, bouleversée par l’apparition du juge constitutionnel et du droit constitutionnel. Il en résulte un double mouvement de juridicisation de la Constitution et de constitutionnalisation du droit. D’une part, l’étude du droit constitutionnel revêt aujourd’hui un triple objet : non seulement le système institutionnel, mais également le système normatif et les normes constitutionnelles substantielles. D’un autre côté, notamment sous l’effet du développement du droit constitutionnel substantiel, les règles et principes constitutionnels irriguent désormais toutes les branches du droit.
L’article de Matthias Jestaedt met en lumière le fait que la science juridique allemande s’inscrit dans une longue tradition historique. Si elle garde du XIXe siècle l’importance accordée à la conceptualisation du droit, elle nourrit également des rapports étroits avec la pratique du droit. Le terme spécifique de « dogmatique » tend précisément à qualifier cette fonction d’accompagnement de l’application du droit, d’analyse et de systématisation du droit positif, qui consiste dans le développement d’énoncés plus précis sur le contenu de celui-ci. En droit constitutionnel, l’interaction entre science du droit et pratique du droit est particulièrement déterminante. Les normes constitutionnelles sont en effet souvent plus « ouvertes », nécessitant un travail d’interprétation particulier. En outre, il y a, ici aussi, une particularité très forte liée à la place de la Cour constitutionnelle fédérale allemande.
Alexandre Viala s’interroge sur le tournant arrêtiste de la doctrine constitutionnelle française. L’entrée en vigueur de la question prioritaire de constitutionnalité a renforcé cette tendance de la doctrine française à n’envisager le droit constitutionnel que sous l’angle contentieux et à reléguer au second plan les questions institutionnelles. À partir de ce constat, Viala entreprend de remédier à l’impasse méthodologique qui accompagne ce tournant arrêtiste et de proposer des pistes pour une nouvelle méthode de la science constitutionnelle. Il en souligne le caractère construit, modélisé, et il précise que l’attention portée au juge constitutionnel doit être envisagée sous un angle causal et pragmatique.
Le Président de la Cour constitutionnelle fédérale allemande, Andreas Voßkuhle, décrit la volonté affirmée de la Cour constitutionnelle de contribuer à la construction d’une communauté européenne de droit. On peut rappeler que « l’ouverture européenne » de la Loi fondamentale n’exclut pas des jurisprudences plus conflictuelles. Les instruments tels la surveillance du respect de l’obligation d’introduire un recours préjudiciel, la participation des parlements nationaux au processus décisionnel européen comme la précision constante du niveau de garantie des droits fondamentaux et des lignes de partage des compétences doivent toutefois participer à la construction d’un droit constitutionnel ouvert.
Dans la lignée des travaux sur le constitutionnalisme global, Constance Grewe et Hélène Ruiz-Fabri analysent l’émergence d’un discours constitutionnaliste en droit international et en droit de l’Union européenne. Les auteurs s’attachent à analyser tant le discours doctrinal que celui des acteurs pour montrer la prégnance toujours plus forte de l’analyse en termes constitutionnels de phénomènes juridiques qui ne s’apparentent pourtant pas à une construction étatique.
En définitive, les articles choisis ne tendent pas à comparer les deux constitutions actuelles. La volonté ici est bien davantage de réfléchir sur l’objet constitution et sur quelques défis actuels, pour les ordres juridiques et politiques, comme pour la doctrine qui les accompagne. L’article de Dieter Grimm sur « Les acquis du constitutionalisme et ses perspectives dans un monde changé » se présente comme une conclusion qui vise aussi à ouvrir des perspectives pour poursuivre la réflexion. Partant de la naissance de l’État moderne et souverain au xviie siècle, qui laisse derrière lui la légitimation divine, l’auteur décrit la nécessité de fonder l’exercice de tout le pouvoir sur la constitution légitimée par le peuple. Aujourd’hui, l’européanisation et la globalisation de la politique limitent le poids des constitutions nationales et, de ce fait, représentent de nouveaux défis, pour l’heure cependant difficiles à maitriser, a fortiori dans un contexte où la puissance croissante de grands acteurs internationaux privés contribue à brouiller les cartes.