Les inégalités sociales de santé dans les récupérations post-AVC

Résultats scientifiques Sociologie

Comment expliquer qu’à localisation et gravité de la lésion cérébrale comparables, les patients de classes populaires récupèrent moins bien de leur AVC que les patients de classes moyennes et supérieures ? L’enquête ethnographique effectuée durant quinze mois dans des services de neurologie et de rééducation par Muriel Darmon, chercheuse CNRS au Centre européen de sociologie et de science politique de la Sorbonne (CESSP, UMR8209, CNRS / EHESS / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), permet de montrer que la rééducation opère selon une « forme scolaire ». Cette dernière s’avère plus efficace avec les patients des classes moyennes et supérieures ayant développé, au cours de leur vie, des dispositions réceptives à cette forme et un rapport de classe particulier à la pratique, à l’apprentissage, au langage ou encore à l’institution médicale. Cette enquête vient de faire l’objet d’un article dans la revue Qualitative Sociology.

Les statistiques épidémiologiques mettent en lumière le fait qu’à lésion équivalente, et même en bénéficiant d’une prise en charge comparable, les patients de classes populaires récupèrent moins bien de leur accident vasculaire cérébral (AVC) que les patients de classes moyennes et supérieures. Peu d’explications sont aujourd’hui apportées à l’existence de ces inégalités sociales de santé, qui ne résultent pas seulement d’un accès différent aux soins. Pour répondre aux questions soulevées par ce constat, la sociologue Muriel Darmon a passé plus de quinze mois dans différents services hospitaliers de neurologie et de rééducation post-lésion cérébrale. L’article publié dans la revue américaine Qualitative Sociology se concentre sur l’un des résultats de l’enquête et sur l’une des réponses qu’elle apporte à la question de ces inégalités sociales dans la récupération post-AVC.

L’ethnographie permet en effet de mettre en lumière l’existence d’une « forme scolaire » de l’hôpital, qui facilite les réapprentissages des patients dont l’AVC n’a pas détruit la familiarité sociale avec l’école et ses méthodes, et empêche d’autres patients, qui en étaient plus éloignés, de bénéficier de la même manière du travail rééducatif.

Cette forme scolaire s’illustre en effet dans la façon dont les patients sont censés récupérer leurs compétences, à travers par exemple l’organisation temporelle et spatiale de la vie hospitalière, l’évaluation formalisée des progrès, la place de l’écrit et du modèle de « l’exercice », ou encore une exigence de compréhension et de réflexivité qui fait du bon patient un bon « élève ». Elle marque aussi les contenus des réapprentissages, comme dans ces exercices marqués par des codes et une culture de classe moyenne ou supérieure (les vacances au ski, les annonces de mariage…), la promotion de la maîtrise symbolique du monde par rapport à sa maîtrise pratique (« comprendre pour faire » plutôt que « faire sans se prendre la tête »), ou encore l’arbitraire culturel des « nouvelles habitudes » à acquérir, pour gérer les effets de l’AVC, comme la réflexivité, la planification ou l’évitement de l’improvisation (par exemple, passer par une liste écrite pour faire ses courses ou par un schéma et un plan d’action pour fabriquer une boîte). Certains patients, et notamment les patients issus des classes moyennes et supérieures ayant été longuement scolarisés, sont socialement prédisposés à bien accueillir ces modalités et contenus de réapprentissages, alors que cette forme de rééducation réactive, pour d’autres, le hiatus entre le rapport scolaire au monde et une partie de la culture populaire.

Il ne s’agit pas d'affirmer que les classes populaires pâtissent ici d’une qualité de soins inférieure à celle des classes supérieures, en imputant à l’institution, voire aux seules pratiques et jugements professionnels, la responsabilité d’une discrimination. Les professionnels observés s'efforcent en permanence de sauver, traiter, faire progresser les patients qui leur arrivent dans des états parfois dramatiques, et ce dans les conditions qui ne le sont souvent pas moins de l’hôpital contemporain. Pour se donner les moyens de saisir les déterminants sociaux des rééducations empêchées, il faut donc prendre en compte à la fois le travail institutionnel et les dispositions et visions du monde, de classe notamment, des patients eux-mêmes. C’est alors qu’apparaissent les conditions sociales de possibilité et d’efficacité de l’action institutionnelle sur les personnes, les discordances entre les cultures de classe et les formes institutionnelles.

L’enquête sociologique permet de ce fait de mettre au jour des déterminants sociaux à la récupération neurologique. Le social « fabrique » du neurologique en influençant, sous contrainte des atteintes neurologiques, la récupération ou le réapprentissage des capacités neurologiques individuelles.

La sociologie des classes populaires pourrait ainsi être mise à contribution pour réfléchir à des modes d’évaluation et de traitement qui seraient davantage en phase avec les cultures de classe qui sont celles des milieux populaires, et ce d’autant plus qu’il s’agit des populations les plus touchées par l’AVC.

Référence

Darmon M. 2020, « The School Form of the Hospital: How Does Social Class Affect Post-stroke Patients in Rehabilitation Units? », Qualitative Sociology, 43 (2) : 235-254.

Contact

Muriel Darmon
Directrice de recherche CNRS au Centre Européen de Sociologie et de Science Politique de la Sorbonne, présidente de l’Association Française de Sociologie