Ce que la radicalisation fait à la prison : analyse ethnographique d’un changement institutionnel
Suite aux attentats commis sur le sol français en janvier 2015, la prison est rapidement mise en débat, à la fois comme école de la radicalisation, et comme outil de traitement pénal du terrorisme. Sur la base d’une immersion ethnographique inédite au sein de trois « quartiers d’évaluation de la radicalisation » (QER), une équipe pluridisciplinaire coordonnée par Gilles Chantraine, chercheur CNRS au Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé, UMR8019, CNRS / Université de Lille), a analysé, au plus près des interactions et des pratiques professionnelles, les modalités d’évaluation et de prise en charge des détenus dits « radicalisés », et la manière dont la lutte contre la radicalisation est porteuse de changements institutionnels plus larges.
Une série d’articles récents rend compte des principaux résultats d’une enquête, menée en 2017-2018, fruit d’une convention de recherche entre la direction de l’administration pénitentiaire (DAP) et le CNRS, dédiée à l’analyse, par une équipe pluridisciplinaire, des « quartiers d’évaluation de la radicalisation » (QER), c’est-à-dire des unités de regroupement à durée déterminée d’une douzaine de détenus dits « terroristes islamistes » ou « suspectés de radicalisation », à des fins d’évaluation de leur degré de radicalisation. Cette évaluation détermine la trajectoire des détenus qui, selon les préconisations émises, sont orientés en « détention ordinaire », en « quartier d’isolement » (QI), en « quartiers de prise en charge de la radicalisation » (QPR) ou encore en « quartiers détenus violents » (QDV).
Enquêter en sociologue sur le fonctionnement des unités spécifiques, à partir de méthodes qualitatives — immersion ethnographique prolongée, entretiens semi-directifs ou non directifs avec l’ensemble des acteurs concernés — relève de la gageure. Ce « terrain difficile » exacerbe les difficultés typiques et les enjeux éthiques de toute enquête en prison, telles que la négociation toujours renouvelée avec chacun des acteurs (surveillants, détenus, éducateurs, psychologues, cadres pénitentiaires), la gestion par l’équipe de la surveillance spécifique dont elle fait l’objet (entre protection et bienveillance d’une part, contrôle et suspicion de l’autre), ou encore la protection des données et des individus. Un retour réflexif sur ces difficultés et sur l’intensité inédite de cette surveillance éclaire pour une part les dynamiques de reconfiguration institutionnelle à l’œuvre.
Plus globalement, c’est dans un contexte d’urgence que les QER vont voir le jour, fruit d’une relative improvisation institutionnelle qui a vu se succéder différents dispositifs — les « unités dédiées », les « unités de prévention du prosélytisme », puis les QER —, source de déstabilisation des professionnels, qu’ils soient anciens dans la pénitentiaire ou récemment recrutés dans le cadre de la lutte contre la radicalisation en prison. Le climat anxiogène qui pèse sur l’unité durant la période surdétermine le rapport de défiance et d’altérité radicale qui définit le cadre dominant des relations entre détenus et professionnels, ainsi que l’organisation ultra-sécuritaire de l’unité. Le travail d’évaluation proprement dit est lui-même profondément modelé par un impératif d’absence de prise de risque. Si chaque professionnel tente d’affiner, au cours de son travail d’évaluation, le profilage des détenus, ce travail est traversé par l’obsession de la lutte contre la « taqîya1 » et les « dissimulateurs ». Parallèlement au travail d’évaluation proprement dit, l’enquête a mis au jour un changement institutionnel d’envergure, consécutif au développement des services de renseignement pénitentiaire, qui se sont rapidement développés et professionnalisés à partir de 2015, avec la création progressive d’un service dédié et d’un corps spécifique de professionnels : les officiers de renseignement pénitentiaire. Les surveillants, les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation, les psychologues et des éducateurs qui interviennent au sein des QER s’adaptent tant bien que mal à la montée en puissance des missions de renseignement. Cette adaptation à marche forcée produit des formes de collaboration et de compétition entre personnels et officiers de renseignement pénitentiaire, mettant à l’épreuve leurs identités professionnelles, et le sens qu’ils donnent leurs missions.
- 1À l’origine, ce terme désigne, au sein de l'islam, une pratique de précaution consistant, sous la contrainte, à dissimuler ou à nier sa foi afin d'éviter la persécution. Plus récemment, le mot « taqîya » va également désigner la tactique présumée de certains individus et groupes djihadistes visant à dissimuler leur foi dans un but de conquête.
Références principales :
- Chantraine G., Scheer D. 2021, Surveillance, Radicalization, and Prison Change Self-Analysis of an Ethnographic Survey Under Tension, Journal of Contemporary Ethnography.
- Scheer D., Chantraine G. 2021, Intelligence and radicalization in French prisons: Sociological analysis bottom-up, Security Dialogue.
- Chantraine G., Scheer D. 2021, Performing the enemy? No-risk logic and the assessment of prisoners in “radicalization assessment units” in French prisons, Punishment & Society 23(2) : 260-280.