RTP « Islams et chercheurs dans la cité ». Bilan et perspectives

La Lettre Sociologie

Le RTP « Islams et chercheurs dans la cité » (ICC) est un réseau thématique pluridisciplinaire créé en janvier 2017 avec le soutien de l’InSHS et accueilli à l’Institut d'études de l'Islam et des sociétés du monde musulman (IISMM, UMS2000, CNRS / EHESS). Sa mission était d’une part de favoriser les échanges entre jeunes chercheurs et chercheuses en sciences sociales travaillant, à partir de perspectives et méthodes différentes, sur des terrains originaux, et d’autre part de faciliter les transferts vers la société civile, les médias, les acteurs publics.

Le réseau est né d’une volonté de réfléchir à deux types de risques liés à la recherche sur les sociétés et pratiques islamiques, parmi lesquels les risques liés à la prise de parole publique dans le contexte sensible suivant les attentats de Charlie Hebdo. Les polémiques récurrentes provoquées par les représentations médiatiques des musulmans et musulmanes et les instrumentalisations politiques du « problème de l’islam » ont conduit de nombreux chercheurs à prendre conscience de la nécessité de pousser plus loin, et de façon collective, l’effort de réflexion sur les questions de transferts de la recherche à la société. Comment et quand intervenir dans le débat public, sans que les propos des scientifiques soient complètement déformés et instrumentalisés ? De la confrontation malheureuse de nombreux chercheurs et chercheuses sur l’islam à la sphère médiatique est né le besoin de proposer un espace de discussion, institutionnellement structuré mais relativement souple et informel, qui permette de confronter des expériences et de formuler des recommandations et propositions théoriques.

D’autre part, le réseau est né d’une interrogation commune sur la question des risques spécifiques dans la recherche sur des terrains dangereux ou difficiles d’accès. Comment, par exemple, réaliser une enquête de terrain sur le milieu salafi alors qu’on est simultanément soupçonné par ses propres enquêtés et par le ministère de l’Intérieur de travailler pour « l’autre camp » ? Comment faire une enquête dans des pays comme l’Égypte ou la Turquie, de façon à ne pas se mettre en danger, et à ne pas menacer la sécurité des personnes avec qui l’on travaille sur place ? La situation de notre collègue Fariba Adelkhah, « prisonnière scientifique » en Iran depuis le 5 juin 2019, ne fait que rappeler l’urgence de ce questionnement.

Les activités du RTP se sont structurées autour de trois axes transdisciplinaires, l’un portant sur le rapport entre les débats scientifiques et publics sur l’islam et le sécularisme, le deuxième sur les questions juridiques et déontologiques liées à la pratique actuelle de la recherche sur l’islam, et le dernier sur les relations entre « arts et islams ». Ce dernier axe est né d'une volonté de dépasser les oppositions binaires entre liberté artistique et appartenance religieuse en développant au contraire les recherches sur les formes d'expressions artistiques au sein des sociétés à majorité musulmane.

Tout au long de ces quatre ans, nous avons organisé autour de ces trois thèmes des rencontres de différents formats (tables rondes, conférences publiques, ateliers de doctorant(e)s, séminaires de travail) qui ont rendu possible des dialogues fructueux et des débats sereins entre chercheurs et entre chercheurs et acteurs de la société civile. J’avais déjà exposé dans une lettre de l’InSHS précédente le détail de ces activités1 .

Quel bilan du RTP établissons-nous, quatre ans après son lancement ? Deux enseignements principaux ressortent. Tout d’abord, l’une des motivations à l’origine du réseau était de contribuer, à notre échelle, à l’élaboration de conditions rendant plus audibles ou plus lisibles les recherches de sciences sociales sur les mondes musulmans. Cette ambition apparaît rétrospectivement comme un peu optimiste. Le contexte dans lequel on débat en France de l’« islam » ne s’est pas amélioré et s’est même dégradé. La banalisation des amalgames et des généralisations sur les chaînes de télévision et de radio de grande écoute rend le travail de recherche, fondé sur des analyses multifactorielles et de longue durée, quasi inaudible. Des catégories telles que celles d’islam politique sur lesquelles les chercheurs et chercheuses produisent depuis au moins quarante ans des analyses historiques et sociologiques très riches, dans le cadre d’un débat international académique rigoureux, sont devenues des anathèmes dans l’espace public. Animer un réseau de recherche dans le contexte des vives controverses — entretenues par des polémistes ou acteurs politiques dans les médias de grande audience ou sur les réseaux sociaux — qui se succèdent depuis l’automne 2020 autour de l’« islamo-gauchisme » et de la prétendue complicité ou complaisance des sciences sociales relève donc d’une gageure.

Depuis le début de l’année 2020, les membres du réseau ICC ont essentiellement travaillé dans le cadre de réunions en petit comité pour discuter de textes en cours d’écriture ou des débats autour de la laïcité et de l’islam. Nous avons constaté au cours de ces douze derniers mois un malaise généralisé chez les membres du réseau, et surtout chez les plus jeunes, doctorant(e) s et postdoctorant(e) s, par rapport à la prise de parole dans l’espace public. Dans un contexte marqué par la violence inédite des accusations portées par certains responsables politiques et intellectuels contre les chercheurs et chercheuses en sciences sociales, ce malaise exprime une peur des risques qu’implique la prise de parole publique et une lassitude par rapport à la répétition de certaines évidences pour les spécialistes des mondes musulmans.

Un enseignement positif émerge malgré tout de ce sombre constat. Un effet inattendu de la polémique lancée par la déclaration de la ministre de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation en février 2021 autour de l’« islamo-gauchisme » à l'université a été la mise en évidence de la similarité des défis auxquels sont confrontés l’ensemble des chercheurs et chercheuses en sciences sociales dans le moment politique actuel. Une différence entre le moment où nous avons créé le réseau et le moment présent tient à la généralisation des critiques pour non scientificité à l'égard de l’ensemble des chercheurs en sciences sociales, notamment ceux travaillant sur des sujets tels que la race, le genre, l’immigration. Ces polémiques ont paradoxalement eu pour effet de décloisonner les débats concernant les seuls chercheurs et chercheuses sur l’islam et de « dés-exceptionaliser » l’objet islam. Ces attaques contre les chercheurs et universitaires a ravivé l’attachement des communautés scientifiques à deux principes fondamentaux actuellement mis en danger : l’intégrité de la démarche scientifique (la direction du CNRS a bien rappelé que l’islamo-gauchisme n’est pas un concept scientifique) et la liberté académique.

Le bilan du RTP permet de dresser un double constat sur ce qui a fonctionné et gagnerait à être développé et ce qui a moins bien fonctionné. Les enseignements que nous tirons de notre expérience de gestion du RTP ouvrent à des pistes de réflexion pour sortir de façon constructive de ce dilemme.  Deux types d’activités ont été un véritable succès du réseau :

  • Les rencontres en petit comité avec des représentants d’un pan de la société civile ou d’un champ professionnel (journalistes, enseignants du secondaire, acteurs confessionnels, représentants associatifs, travailleurs sociaux, artistes) sont en général très fructueuses du point de vue de la qualité des échanges et apprentissages mutuels, permettent de faire apparaître des vraies convergences entre approches pratiques et scientifiques, et sont le lieu d’apprentissages mutuels respectueux.
  • Le séminaire « Actualités de la recherche sur les mondes musulmans » a permis à des jeunes chercheurs et chercheuses (tels que Margot Dazey, Lucas Faure, Hanane Karimi, Marie Lejeune, Mathilde Zederman) de présenter leur travail de terrain en cours ou tout juste achevé (présentation de manuscrit). Ce séminaire a constitué un forum très réussi de discussion sur la pratique du terrain et les risques qui lui sont inhérents.

En revanche, l’engagement dans l’espace public sous forme de tribunes, pétitions, articles d’opinions a été vécu par les membres du réseau comme une expérience globalement stérile, vaine, risquée et n’aboutissant à aucune amélioration du débat public sur l’islam. Il nous paraît clair que cette impasse ne peut être résolue simplement par une meilleure formation des chercheurs et chercheuses à l’exercice de la prise de parole publique, comme cela est souvent proposé. Dans le moment politique actuel, si les chercheurs sur l’islam ne sont pas audibles dans les médias grand public, ce n’est pas parce qu’ils parlent de manière trop savante ou détaillée, comme cela est souvent suggéré, mais parce que les questions auxquelles on leur demande de répondre n’ont aucun sens du point de vue d’une démarche de sciences sociales. La vocation des sciences sociales n’est pas, et n’a jamais été, de formuler des réponses binaires permettant de trancher entre les bons et mauvais citoyens et citoyennes ou entre des comportements patriotiques ou déviants. Il importe d’interroger la rationalité binaire qui sous-tend l’injonction à l’engagement des chercheurs sur l’islam dans l’espace public. Cette rationalité présuppose que les chercheurs et chercheuses devraient engager un dialogue ou une confrontation avec le champ médiatique, la société civile ou les décideurs politiques, afin d’informer et d’améliorer le débat. Ce présupposé selon lequel l’action de pédagogie et de communication des chercheurs et chercheuses pourrait à elle seule avoir un effet vertueux ignore les obstacles structurels tels que les inégalités de rapports de pouvoir, la prééminence de logiques de « buzz » dans certains grands médias, la précarisation des universitaires et les stratégies politiques d’instrumentalisation de certains arguments fallacieux concernant la recherche en sciences sociales. Une conclusion qui découle clairement de l’expérience du RTP est que l’idéal d’un transfert direct de connaissance de la recherche vers les médias n’est pas adapté pour les débats de sciences sociales sur tous les sujets. Il importe au contraire de multiplier les espaces et les formats qui permettent d’échapper aux logiques binaires et polarisantes.

C’est pourquoi, pour réfléchir à la suite que nous souhaitons donner au RTP ICC, nous voulons plutôt prolonger les expériences vertueuses du réseau, qui sont celles qui échappent au face à face « chercheurs et chercheuses sur l’islam et espace public ». Pour ce faire, nous aimerions d’une part ouvrir les discussions à la catégorie du religieux, au-delà du seul objet « islam », et d’autre part approfondir la réflexion sur les contextes favorables à des échanges fructueux entre chercheurs et société civile. Pour sortir de l’impasse où nous enferme la rationalité binaire (l’islam et la démocratie / les femmes / la laïcité / la violence…) qui guide l’essentiel des débats publics contemporains qui animent les scènes politiques et des médias grand public, il importe d’élargir la réflexion aux reformulations de la catégorie de religieux dans une perspective comparative et transnationale. Il ne s’agit pas d’entreprendre une étude comparée des religions de type théologique, mais d’aborder de manière plus globale les relations entre religieux, sciences sociales et démocratie, au-delà de la simple fascination pour l’objet islam. Cette ouverture thématique doit aussi permettre de poursuivre notre réflexion sur la mise en place ou la consolidation des espaces de discussion et de rencontre entre chercheurs et société civile qui favorisent de véritables échanges et l’élaboration collective d’une pluralité de perspectives, au-delà des polémiques stériles et binaires imposées par les médias grand public. Il convient d’encourager les formats hybrides de types conversations, rencontres, carrefour, beaucoup plus favorables à l’émergence d’une réflexion démocratique et collective.

Nadia Marzouki, chargée de recherche CNRS, Centre de recherches internationales (CERI, UMR7050, CNRS / Institut d'études politiques de Paris)

  • 1Marzouki N. 2019, Les chercheuses et chercheurs sur l’islam et la cité, Lettre de l’InSHS n°59 : 15-17.

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Nadia Marzouki
Chargée de recherche CNRS, Centre de recherches internationales (CERI)