Un exemple de démarche participative en anthropologie : l’exposition « VIH/sida » au Mucem
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Christophe Broqua est chargé de recherche CNRS à l’Institut des mondes africains (IMAf, UMR8171, CNRS / AMU / EHESS / IRD / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne). Ses recherches portent sur les mobilisations collectives contre le sida, sur la sexualité et le genre, ainsi que sur les migrations. En 2021, il est l’un des commissaires de l’exposition « VIH/sida : l’épidémie n’est pas finie ! » au Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée à Marseille.
Dans les mondes de la recherche et de la culture, la démarche « participative » est désormais fortement préconisée, en particulier dans les musées. Sa mise en œuvre reste pourtant loin d’être commune ni aisée, même si un nombre croissant d’expériences existe ; elle n’est pas non plus dépourvue d’ambiguïtés. L’exemple de l’exposition « VIH/sida : l’épidémie n’est pas finie ! » au Mucem (du 15 décembre 2021 au 2 mai 2022) permet d’évoquer quelques conditions de réalisation en même temps que les limites de cette démarche.
Une chose est sûre : l’entreprise a été possible parce qu’elle a été menée majoritairement par des anthropologues qui avaient déjà développé un rapport de proximité avec les personnes sur lesquelles portaient leurs recherches dans le domaine du VIH/sida, lui-même marqué par une forte participation des personnes et des groupes concernés.
L’idée d’une implication des personnes issues de la lutte contre le sida dans l’élaboration de l’exposition tient d’abord à la particularité de cette cause. Dès les premières années, elle a généré une mobilisation des personnes touchées qui ont réclamé voix au chapitre. Un événement est considéré fondateur : des hommes appartenant aux premières organisations de personnes vivant avec le sida aux États-Unis se sont réunis lors d’une conférence médicale gay à Denver en 1983. Ils ont rédigé les Principes de Denver, détaillant les droits et devoirs des malades du sida. Dès lors, les batailles pour l’accès des personnes concernées aux décisions qui les concernent n’ont jamais cessé. Le principe du « Faire avec et pas pour » ou encore du « Rien pour nous sans nous » a constitué l’une des caractéristiques les plus notables de la lutte contre le sida.
Les chercheurs et chercheuses engagés dans le projet d’exposition étaient ainsi largement imprégnés de ce rapport au savoir et à l’action des personnes touchées par l’épidémie. Sur les huit commissaires de l’exposition, cinq étaient des anthropologues ayant consacré une partie au moins de leurs enquêtes au VIH/sida, et l’un était responsable de la recherche opérationnelle au sein de l’association Sidaction (les deux autres, Caroline Chenu et Florent Molle, étant des professionnels de musée). Leurs dispositions expliquent en grande partie le choix précoce d’un dispositif ouvert à la participation des personnes et des groupes concernés.
Notre aînée, Françoise Loux, a effectué sa carrière au sein du Centre d’ethnologie française, laboratoire du CNRS qui était associé (et basé) au Musée national des arts et traditions populaires (MNATP), l’ancêtre du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem). C’est là que s’est développée, en grande partie, l’ethnologie de la France, d’abord appliquée au monde rural, puis à d’autres espaces géographiques et sociaux. Dès les années 1970, Françoise Loux s’est intéressée aux « savoirs populaires » sur le corps et la maladie, ce qui l’a conduite à proposer la reconnaissance d’un « savoir des malades ». Son travail était en cela précurseur d’une approche en termes de « savoirs expérientiels » aujourd’hui mieux reconnue. Ainsi a-t-elle encouragé notre collègue Stéphane Abriol à faire œuvre d’anthropologue en étudiant certains aspects du sida dont il était lui-même atteint. Ce n’est pas un hasard si Françoise Loux s’est intéressée à cette épidémie, puisque les malades du sida sont ceux qui ont le plus revendiqué la reconnaissance d’un savoir sur la maladie. Elle voyait là un rôle possible du musée, dans l’esprit du mot d’ordre de Georges Henri Rivière, fondateur du MNATP : « Donner la parole à ceux qui ne l’ont pas ».
J’ai rencontré Françoise Loux alors qu’elle préparait un déploiement du Patchwork des Noms (panneaux de tissu dédiés à des personnes mortes du sida) qui a eu lieu le 1er décembre 1994 dans le hall du MNATP. Durant les années suivantes, nous avons organisé ensemble des débats sur le VIH/sida réunissant chercheurs, chercheuses et acteurs associatifs, approche hybride que nous avons prolongée dans un numéro de la revue Ethnologie française que publiait le musée-laboratoire1 . Pendant cette période, je réalisais moi-même une enquête par observation participante au sein d’Act Up-Paris2 . Puis, à partir de 2002, Françoise Loux et Stéphane Abriol ont effectué l’enquête-collecte sur le VIH/sida qui est à l’origine de l’exposition au Mucem, tout en poursuivant une réflexion sur la place possible de cette épidémie dans un musée de société3 . Durant quatre ans, plus de 12 000 objets ont été collectés, qui ont rejoint les collections du Mucem après la disparition du MNATP.
Tout aussi déterminante a été la présence de Sandrine Musso, qui a soutenu en 2008 une thèse sur le sida chez les minorités postcoloniales. Devenue ensuite maîtresse de conférence en anthropologie à Aix Marseille Université, elle était au cœur du dispositif participatif mis en place pour l’organisation de l’exposition. Son parcours mêlait de manière indissociable les luttes associatives et les activités académiques ; son travail de recherche prenait racine et nourrissait en même temps son engagement dans la cité4 . Tragiquement, elle est décédée d’un cancer en août 2021, quatre mois seulement avant l’ouverture de l’exposition.
Renaud Chantraine incarnait un autre profil et représentait une autre génération. En tant que doctorant, il s’est trouvé présent au Mucem aux débuts de la réflexion sur l’exposition et c’est au travers d’un contrat CIFRE au sein du musée qu’il a pu poursuivre son implication. Ardent partisan de la démarche participative, il a témoigné dans sa recherche doctorale d’un fort engagement dans certains des groupes et actions étudiés5 .
Vincent Douris, enfin, après une formation en philosophie, appartenait au milieu associatif, où il avait déjà mené une réflexion sur la participation des personnes vivant avec le VIH6 . Son travail au sein de Sidaction était alors consacré à la recherche dite « opérationnelle », souvent menée par ou en collaboration étroite avec des acteurs associatifs.
Dès 2016, ces personnes réunies au sein d’un « comité de pilotage » (futur commissariat de l’exposition) ont choisi de mettre en place un dispositif participatif qui permette l’implication de personnes concernées, au sein d’un « comité de suivi », notamment grâce au réseau de connaissances à la fois local et national de Sandrine Musso. De 2017 à février 2020, ont été organisées six journées d’étude et neuf réunions du comité de suivi. Un message d’invitation avait été envoyé à plusieurs dizaines d’acteurs et actrices de la lutte contre le sida. Par-là, nous avons ouvert une porte ; sont ensuite venus celles et ceux qui ont voulu. L’objectif était de prendre en considération le mieux possible les avis et propositions des membres du comité. Le fait de démarrer le parcours de l’exposition sur l’état présent de l’épidémie est ainsi une décision prise lors de discussions au sein du comité. Nous avons essayé de suivre ce principe jusqu’à la dernière minute.
La particularité de l’exposition était de s’adresser à un public très hétérogène, allant des personnes ou groupes touchés par l’épidémie aux personnes les plus éloignées, la contrainte étant donc de faire en sorte que ces différents publics puissent y trouver leur compte. Avec le comité de suivi, nous voulions nous assurer que l’exposition convienne aux personnes concernées, en plus de bénéficier de leurs savoirs. La participation d’acteurs locaux nous a aussi permis de prévenir un réflexe parisianiste : le fait que l’exposition ait lieu dans la seconde région française la plus touchée par le sida (après l’Île-de-France) a été considéré comme une chance de décentrer notre regard, notamment dans le catalogue qui comprend diverses contributions sur l’histoire locale7 . Cela nous a permis de faire découvrir des associations injustement méconnues à l’échelle nationale telles que le Tipi. En dépit des critiques formulées à différents moments par certains membres du comité de suivi, une fois l’exposition ouverte, beaucoup ont éprouvé une grande fierté à la vue du résultat final et se le sont pleinement approprié.
Toutefois, nous avons dû faire face à un certain nombre de difficultés. Tout d’abord, celles liées à notre manque d’expérience : nous n’avions pas de connaissance relative à la méthode participative, nous avons donc appris en faisant. De ce fait, il a été difficile pour certaines personnes de trouver leur place dans le comité de suivi. Puis la pandémie de Covid a rendu impossibles les réunions physiques durant les deux dernières années. Évidemment, beaucoup de choix ont été faits et de décisions prises par le commissariat, lui-même étant collaboratif et supposant de nombreuses négociations. Le travail collectif a représenté à la fois un avantage et un inconvénient : d’un côté, il a permis de disposer de plus de connaissances et d’idées, mais, de l’autre, il a nécessité de toujours trouver un consensus, ce qui peut appauvrir le propos et rendre difficile le choix d’une problématisation et d’un parti-pris forts.
Certaines difficultés sont aussi apparues dans les relations entre personnes extérieures impliquées dans les comités et différents services du musée ou prestataires. Des enjeux de pouvoir sans doute classiques se sont traduits par des formes d’imposition ou de rétention d’information ; certains choix ont été faits sans l’aval de tous les commissaires et certains objets ont été supprimés au moment de l’accrochage sans que ceux-ci ne soient tous consultés ou simplement informés.
Sur le contenu, une tension s’est exprimée entre deux conceptions : l’une cherchant le « beau » (mot plusieurs fois entendu) et l’autre visant à montrer la réalité la plus crue du sida. Cela s’est cristallisé autour de la place à accorder à l’art (contemporain). Le Mucem est un musée de société, mais plus ouvert à l’art que ne l’était son ancêtre le MNATP. Tout le monde s’accordait sur le fait que notre exposition comporte des œuvres artistiques, conformément à leur place importante dans l’histoire du sida, mais certains auraient voulu que leur part soit plus grande tandis que d’autres préféraient qu’elle ne devienne pas dominante.
Autre incitation à laquelle les comités ont été confrontés : la propension à parler des minorités sexuelles plus que d’autres minorités touchées par le VIH. Plusieurs commissaires ont veillé à ne pas reproduire l’effet de domination culturelle gay qui a pu s’exercer sur le milieu de la lutte contre le sida. L’objectif était de trouver le meilleur équilibre possible entre la nécessité de rendre compte et de célébrer le rôle des homosexuels, tout en veillant à éviter l’occultation d’autres minorités, ce qui supposait une vigilance permanente, alors que nous faisions face à certaines réticences à traiter des migrants et de l’Afrique, ou encore des usagers de drogues.
De même, il nous a été difficile de maintenir le message politique que certains souhaitaient placer au centre de l’exposition. Il est connu que le sida a servi de révélateur, notamment en mettant en lumière l’inégalité des vies. Il a souvent été dit qu’il avait permis des avancées, mais nous souhaitions montrer que de nombreux problèmes persistent, concernant en particulier la situation sociale, juridique et politique de certaines minorités. Mieux que dans l’exposition, ce bilan a pu être établi dans le catalogue qui a associé l’ensemble des commissaires aux décisions prises à toutes les étapes de sa réalisation.
Au total, il ressort de cette expérience que la « participation » et la démarche « inclusive », ou tout simplement collective, ne vont jamais de soi, elles sont toujours à défendre et (re) négocier. Le titre de co-commissaire a dû être arraché plutôt qu’il n’a été accordé de bonne grâce, de même que le retour régulier vers le comité de suivi a nécessité la pression de certains d’entre nous, en particulier Sandrine Musso. Enfin, notre expérience montre aussi qu’à l’époque où la démarche participative est encouragée, son adoption peut répondre à des logiques opportunistes de positionnement non tant par foi en cette approche que par calcul stratégique sur le bénéfice que peut apporter le fait de s’en réclamer ou de prétendre l’avoir mise en œuvre.
- 1Broqua C., Loux F. (dir.) 1998, « Sida : deuil, mémoire, nouveaux rituels », Ethnologie française, vol. XXVIII, n° 1.
- 2Broqua C. 2006, Agir pour ne pas mourir ! Act Up, les homosexuels et le sida, Presses de Sciences Po
- 3Abriol S., Loux F. 2002, « La place du sida dans un musée de société », Musées et collections publiques de France, n° 237 : 6-41.
- 4Broqua C. 2021, « Sandrine Musso : l’anthropologie ou la vie », L’Année du Maghreb, n° 26 : 5-9, https://journals.openedition.org/anneemaghreb/9857.
- 5Chantraine R. 2021, La mémoire en morceaux : une ethnographie de la patrimonialisation des minorités LGBTQI et de la lutte contre le sida, Thèse pour le doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, EHESS.
- 6Noseda V., Douris V. 2015, « Faire cause commune ? Réflexions critiques sur la participation des “communautés” à la recherche », in Otis J., Bernier M., Lévy J.J. (dir.), La recherche communautaire VIH/sida : des savoirs engagés, Presses de l’Université du Québec : 301-326.
- 7Abriol S., Broqua C., Chantraine R., Chenu C., Douris V., Loux F., Molle F., Musso S. (dir.) 2021, VIH/sida : l’épidémie n’est pas finie, Anamosa / Mucem.