Trois questions à Maude Gallimard et Eva Wanek, sur l’empreinte carbone de la recherche

La Lettre Philosophie Sciences des territoires

#TROIS QUESTIONS À

Maude Gallimard est doctorante au Laboratoire Aménagement, Économie, Transports (LAET, UMR5593, CNRS / ENTPE / Université Lumière Lyon 2). Elle s’intéresse aux adaptations et transformations possibles des pratiques académiques en cohérence avec les enjeux environnementaux mis en exergue par la communauté scientifique. Eva Wanek est doctorante au sein de l’Institut Jean-Nicod (IJN, UMR8129, CNRS / ENS-PSL). Elle s’intéresse aux avancées conceptuelles et méthodologiques récentes en matière de compensation des dommages environnementaux. Toutes deux mènent, pour le CNRS, une réflexion sur l’impact environnemental de la recherche académique.

En quoi la question de la durabilité des pratiques de recherche, liée à la valeur de la nature, ne se limite pas à celle de l’empreinte carbone ?

Eva Wanek – Le bilan des gaz à effet de serre est souvent la première chose qui apparaît pertinente lorsque l’on évoque la durabilité des pratiques dans les domaines des transports, de la production ou de la recherche. Les émissions de gaz à effet de serre sont désormais mesurées et en partie réglementées dans de nombreux domaines. Cette évolution est importante et juste, mais la réduction des émissions de gaz à effet de serre n'est pas le seul paramètre décisif dans la perspective d’un avenir durable. L'influence humaine sur les écosystèmes et les processus écologiques est un facteur essentiel qui doit être pris en compte dans les questions relatives au changement climatique et aux limites planétaires telles que la diminution de la biodiversité. Cette dernière est souvent étroitement liée au changement climatique : les forêts et les océans absorbent de grandes quantités de nos émissions, mais ce sont aussi des écosystèmes riches en vie. Il est généralement avancé que l’intervention de l’Homme sur la nature est nécessaire au développement économique et social, ce qui crée un conflit entre l'écologie et le développement. Une réponse de l'économie contemporaine à ce problème est de reconceptualiser les écosystèmes en tant que capital naturel et de leur attribuer ainsi une valeur économique. Pour ce faire, il faut d'abord procéder à un inventaire biophysique, puis saisir les préférences humaines pour la provision de services écosystémiques1 , à l'aide de méthodes économiques. Différentes méthodes existent pour prendre en compte les avantages dont nous bénéficions grâce aux écosystèmes, tels que la production alimentaire, la régulation du climat, mais aussi des concepts difficiles à mesurer comme les liens culturels avec la nature.

Pour avoir une image holistique de son influence sur la nature — par exemple dans le domaine scientifique — il faut donc non seulement quantifier les émissions de gaz à effet de serre, mais aussi les effets sur les écosystèmes et les processus qui s'y déroulent. La « valeur de la nature » est un concept qui peut nous servir de base de décision afin de nous aligner sur des objectifs communs. 

Comment les impératifs climatiques amènent-ils les chercheurs à réinterroger les pratiques académiques ?

Maud Gallimard – En France, depuis l’année 2018 et ses marches pour le climat, les enjeux climatiques ont amenés de nombreux chercheurs et chercheuses à réinterroger les pratiques du secteur académique au regard de leur empreinte carbone et plus largement de leurs incidences sur le monde. Ce mouvement vient massifier celui de chercheurs et chercheuses déjà engagés depuis plus longtemps sur ces thématiques. Depuis lors, on voit émerger des collectifs locaux et nationaux, à l’instar du collectif Labos 1point52 , qui organisent une réflexion collective et venue des personnels eux-mêmes autour d’une question commune : comment aligner les pratiques scientifiques avec les contraintes de notre planète ?

Dans les entretiens menés avec des chercheurs et chercheuses engagés dans une démarche de prise de conscience, de réflexivité et de passage à l’action, plusieurs questionnements se dégagent. L’évaluation carbone de nombreux laboratoires3  montre que la forte mobilité internationale (donc aérienne) d’une partie de la communauté est fortement responsable des émissions du secteur et donc remise en question par l’impératif climatique. Cela réinterroge la place donnée à l’internationalisation et entérinée dans les critères d’évaluation des carrières comme des projets.

Les pratiques au cœur de l’activité scientifique permettant la production de résultats scientifiques sont aussi réinterrogées : déplacements vers des terrains d’étude, simulations numériques, utilisation de petit matériel expérimental ou bien d’instruments scientifiques. Les impacts de ces « cœurs de métier »4  amènent à repenser la création de connaissances et à envisager le renoncement à certaines connaissances en raison du coût environnemental de leur production, d’où l’existence d’un tabou et les difficultés à sortir du modèle actuel.

Enfin, la question se pose de redéfinir les sujets de recherche pour les mettre en cohérence avec les enjeux écologiques et contribuer à la soutenabilité de nos sociétés. À ce titre, les chercheurs et chercheuses de certaines disciplines considèrent devoir se confronter à une recherche mise au service du progrès technologique et de la croissance économique, au travers des financements. Bien loin d’une prétendue neutralité scientifique, c’est une vision politique qu’ils et elles estiment insuffisante, voire à contre-sens de la lutte contre le réchauffement climatique.

En quoi l’interdisciplinarité est-elle indispensable pour travailler sur les questions environnementales ?

Eva Wanek – L'interdisciplinarité est indispensable pour comprendre les moteurs des changements environnementaux, les changements en cours et l'impact que ces changements auront sur les vies humaines et autres. Les sciences naturelles sont cruciales pour comprendre les nombreuses crises environnementales auxquelles nous sommes confrontés. Néanmoins, le facteur qui est associé au plus haut degré d'incertitude dans les prévisions environnementales est le facteur humain : comment allons-nous adapter notre comportement, nos économies et nos modes d'interaction avec la nature ? Pour trouver des réponses et des solutions, nous avons besoin des forces combinées de différentes disciplines, des sciences sociales au droit en passant par la philosophie. Pour ne citer que quelques exemples parmi tant d'autres, les juristes tentent de trouver des moyens novateurs de rendre compte des urgences environnementales, comme la reconnaissance de l'écocide en tant que crime, ou l'attribution de droits subjectifs aux entités naturelles. Les spécialistes des sciences du comportement qui s'intéressent à l'environnement étudient les politiques visant à faire évoluer les normes sociales vers des comportements durables et les philosophes réfléchissent à de nouvelles façons de nous situer conceptuellement dans un système écologique complexe.

Jusqu'à très récemment, l'économie traditionnelle s’intéressait peu aux questions sur la santé des écosystèmes. Aujourd'hui, des tentatives sont faites pour aligner les intérêts économiques et écologiques, notamment par le biais de l'évaluation économique de la nature. Pour mesurer ces valeurs, nous nous appuyons largement sur les scientifiques qui peuvent nous aider à comprendre les systèmes et processus écologiques dans lesquels nos économies s'inscrivent. 

Maud Gallimard – Les chercheurs et chercheuses que j’ai rencontrés lors de mes entretiens s’accordent à dire que, pour travailler sur les questions environnementales, et en particulier climatiques, l’interdisciplinarité est indispensable. En effet, pour beaucoup, l’organisation en silos disciplinaires ne permet pas de saisir la dimension systémique des enjeux environnementaux. Favoriser et organiser l’interdisciplinarité serait alors un outil pour développer des approches systémiques dans la compréhension des phénomènes comme dans le développement de solutions.

Par ailleurs, pour ces chercheuses et chercheurs, il est aussi nécessaire de prendre en compte les questions environnementales dans n’importe quel projet de recherche, que son sujet traite ou non d’environnement. Pour ce faire, des approches combinées entre sciences de la nature et sciences humaines et sociales sont plébiscitées. Par exemple, il s’agirait de faire coexister au sein d’un même projet, le développement d’une méthode ou d’une technologie et l’étude de ses impacts socio-environnementaux. Des questions éthiques ou encore relatives aux besoins ou aux usages pourraient être traitées en amont et informeraient alors les choix techniques en les contextualisant. Ces approches interdisciplinaires permettraient notamment de prendre en compte les effets rebond5 .

Finalement, l’interdisciplinarité apparaît donc nécessaire non seulement pour saisir la complexité des questions environnementales mais également pour prendre en compte à la racine les implications environnementales des projets de recherche.

  • 1« Les bénéfices que les humains tirent des écosystèmes » (en anglais : the benefits people obtain from ecosystems), défini ainsi dans le Millennium Ecosystem Assessment de 2005.
  • 2Labos 1point5 est un collectif d’envergure nationale qui rassemblent les personnels de la recherche volontaires pour mener un travail scientifique autour de la réduction des émissions de gaz à effet de serre du secteur de la recherche publique française. Depuis 2021, les activités sont structurées autour d’une équipe « Réflexion » et d’un Groupement de Recherche (GDR) soutenu par le CNRS, l’Inrae et l’Ademe.
  • 3À ce titre, les membres du collectif Labos 1point5 ont développé l’outil GES 1point5 pour la réalisation de bilan d’émissions de gaz à effet de serre adapté aux spécificités des laboratoires de recherche. Cet outil vient structurer un mouvement d’évaluation carbone des laboratoires permettant une nouvelle compréhension des pratiques de recherche. Pour en savoir plus : https://labos1point5.org/ges-1point5
  • 4Expression utilisée au sein de l’équipe Réflexion du collectif Labos 1point5.
  • 5Effet rebond : accroissement de la consommation provoqué par la réduction des limites qui étaient jusque-là posées à l’usage d’un bien, d’un service ou d’une technologie.

Contact

Eva Wanek
Doctorante, Institut Jean-Nicod
Maude Gallimard
Doctorante, Laboratoire Aménagement, Economie, Transports