Les organisations, matrices des inégalités

La Lettre Sociologie

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Professeure des universités à Sciences Po, sociologue et politiste, Émilie Biland analyse la contribution des organisations et des groupes professionnels aux dynamiques inégalitaires qui recomposent les sociétés contemporaines. Directeur de recherche CNRS, Didier Demazière développe une sociologie du travail, de l’emploi et des groupes professionnels, centrée sur les marchés du travail. Tous deux sont membres du Centre de sociologie des organisations (CSO).

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Ingénieur mécanicienne femme avec casque de sécurité jaune vérifiant la production dans une usine. Concept industriel, mécanique, ingénierie. Flou de mouvement © shutterstock-Naparat

Organisations et inégalités sont souvent abordées par des perspectives distinctes, voire cloisonnées, de la sociologie. Pourtant, les inégalités sont prégnantes et multiples dans les lieux qui s’organisent autour du travail. Ceux-ci sont en effet des espaces hiérarchisés où les positions et statuts sont inégalement valorisés. Leurs membres y sont souvent traités différemment selon leur genre, leur ancienneté, leur diplôme, leur origine nationale, leur apparence physique, etc.

Toutes ces différenciations n’ont pas un statut et une signification équivalents. Par exemple, les écarts salariaux peuvent actuellement être largement admis et soutenus par des principes de justice (comme le mérite) quand ils s’ordonnent selon le diplôme ou l’expérience, et susciter des oppositions quand ils dépendent du bon vouloir des « chefs ». Certains écarts salariaux sont même prohibés par la loi, qui les considère comme discriminatoires. La notion d’inégalité combine précisément une différence de traitement (ici salarial) et un jugement, une qualification quant à sa justification et son origine. Les inégalités font donc l’objet de débats et de combats, étant perçues comme injustes par les uns tandis qu’elles sont acceptées voire justifiées par d’autres.

Nous identifions ici deux facettes de la production organisationnelle des inégalités : la première concerne celles qui diffusent au sein des organisations et qui en structurent le fonctionnement interne ; la seconde est centrée sur celles qui travaillent les actions tournées vers les usagers/usagères ou clientes et qui, ce faisant, participent aux dynamiques inégalitaires qui irriguent la société toute entière.

Dans les organisations : inégalités et rapports salariaux

La division du travail génère non seulement des spécialisations professionnelles explicites en métiers et fonctions, mais elle débouche aussi sur des traitements inégaux des travailleuses et des travailleurs occupant ces positions. De manière générale, la dynamique des inégalités dans le travail articule deux types de catégorisation1 . Les premières sont internes et spécifiques, au sens où elles émergent directement de la division du travail et des processus de production : il s’agit de positions ou fonctions — comme celles de contremaître, de cadre dirigeant, de non-titulaire de la fonction publique —, ou encore des catégories d’évaluation du travail — comme la performance, la rentabilité, la rapidité, etc. Le deuxième type de catégorisations peut être qualifié d’externe et de générique ; il renvoie aux principes de division du monde social dans son ensemble : le genre, la race, l’âge, la sexualité, la classe, etc. À travers les relations de travail, ces deux types de catégorisations sont investies de significations qui configurent, dans des directions potentiellement différentes, les inégalités. Lorsque les catégorisations internes et externes se superposent, les inégalités deviennent plus consistantes et affirmées2 : tel est le cas, par exemple, lorsque les postes de manœuvre sont occupés par des immigrés, quand les emplois à temps partiel sont assignés aux femmes, quand les travailleurs les plus âgés sont considérés comme moins performants, etc.

Dès lors, toute organisation peut être caractérisée par un « régime d’inégalité »3 , défini comme l’ensemble des procédures formelles, des activités pratiques et des formes symboliques qui produisent et maintiennent les inégalités. Les disparités entre salariées en matière de définition des objectifs, de contrôle des ressources et de captation de la valeur, sont omniprésentes dans les organisations. Ces inégalités résultent d’un ensemble de processus organisationnels qui affectent les pratiques institutionnalisées de recrutement, de promotion, de mobilité, de rémunération, de rétribution symbolique. Elles sont aussi produites par les pratiques informelles de classement, sélection, exclusion, cooptation, fondées sur des référents implicites qui défavorisent certaines catégories, comme les femmes, les personnes racisées ou les personnes en situation de handicap. Le fait que les régimes d’inégalité varient d’une organisation à l’autre met en évidence le rôle central des organisations dans la production des inégalités. Les catégorisations mobilisées dans les organisations, leur diffusion dans les politiques des ressources humaines comme dans les sociabilités entre collègues, leur invisibilisation ou leur mise en récit, les actions visant à les contester ou à les réduire sont autant d’objets à étudier pour appréhender la fabrique organisationnelle des inégalités dans les espaces de travail.

Du côté du public : organisations et rapports sociaux

La contribution des organisations aux inégalités passe aussi par la manière dont elles servent leurs publics. Selon la place qu’ils occupent dans la société, leurs expériences des banques, mairies ou supermarchés où ils sollicitent des biens, services ou droits, ont toutes chances de varier. En retour, selon les ressources effectivement obtenues (ou pas) et selon le travail des professionnelles à leur endroit, ces expériences contribuent à configurer leur place dans la société.

D’abord, certaines organisations ne visent qu’une partie de la population : le fait même d’y avoir recours est un indicateur de position sociale. Tel est le cas des guichets des caisses d’allocations familiales, avant tout fréquentés par des mères de milieux populaires. Cette segmentation des publics a des effets concrets sur la structure sociale : les prestations sociales assignent les assujettis à la figure dévalorisée de l’assisté voire du fraudeur4 , même si elles améliorent le niveau de vie des plus pauvres.

À l’inverse, beaucoup d’organisations s’adressent à l’ensemble de la population, dans le secteur marchand (commerce, banque, tourisme, etc.) et dans les services publics définis comme universels (hôpital, école, etc.). Les inégalités se déploient de manière différente dans ces deux secteurs. Dans le premier, la segmentation de la clientèle (souvent sur une base économique) est recherchée au nom de la réponse à la « demande » et des risques encourus par les entreprises. Mais on y observe aussi des mécanismes discriminatoires dans l’accès aux services et dans la tarification appliquée5 . Dans les services publics, la norme d’égalité de traitement reste prégnante, ce qui n’élimine pas les inégalités de traitement. Ainsi, les contrôles menés par l’administration fiscale sont plus forts à l’égard des classes populaires qu’à l’égard des classes supérieures (et des entreprises)6 . S’agissant de la police, les « jeunes hommes perçus comme noirs ou arabes » sont beaucoup plus souvent contrôlés et sont davantage la cible de tutoiements, d’insultes ou de violences de la part des forces de l’ordre7 .

Les pistes explicatives de ces inégalités sont multiples. L’inflexion néolibérale de l’action publique encourage la diversification des biens et des services proposés, au nom du « choix » laissé aux individus et de la variété de leurs « besoins », tout en conférant une place croissante au secteur privé et aux mécanismes de sélection par le capital économique8 . Doivent aussi être considérés la distance sociale entre les professionnelles et leurs publics, leurs perceptions des inégalités et des discriminations, leur socialisation en dehors et au sein des organisations, les objectifs fixés par leurs hiérarchies et les moyens de contrôle dont elles disposent, etc. Les terrains ne manquent pas pour étudier comment les processus organisationnels et les régimes d’inégalités entre leurs membres conduisent à une différenciation plus ou moins marquée de leurs publics.

Enfin, les rapports qu’entretiennent les organisations entre elles sont aussi significatifs dans la production de la structure sociale. Au sein d’un même champ organisationnel, de fortes hétérogénéités affectent les organisations, selon leur taille, leur statut (public / privé), leur localisation (pays, régions) : ce sont autant de facteurs d’inégalités pour les travailleuses et travailleurs de même métier ou fonction. Des dispositifs supra-organisationnels situés à l’échelle d’une branche ou d’un secteur (convention collective par exemple) ou d’un territoire (réglementation nationale sur le salaire minimum, grilles indiciaires de la fonction publique) contribuent à cadrer ces inégalités, à les accentuer, à les contenir, voire à les interdire. En sens inverse, s’affirment des dispositifs de mise en concurrence des organisations9 qui accentuent les inégalités inter-organisationnelles, avec des conséquences en chaine sur les personnels qui y travaillent comme sur les destinataires de leurs biens et services.

  • 1Tomaskovic-Devey D. 2014, « The Relational Generation of Workplace Inequalities », Social Currents 1 : 51-73.
  • 2Tilly C. 1998, Durable Inequality, University of California Press.
  • 3Acker J. 2006, « Inequality Regimes Gender, Class, and Race in Organizations », Gender & Society 20(4) : 441-464.
  • 4Dubois V. 2021, Contrôler les assistés, genèse et usage d’un mot d’ordre, Raisons d’agir.
  • 5L’Horty Y. & al. 2019, « Discriminations dans l’accès à la banque et à l’assurance : Les enseignements de trois testings », Revue d’économie politique 129(1) : p. 49-78.
  • 6Spire A. 2012, Faibles et puissants face à l’impôt, Raisons d’agir.
  • 7Jobard F., de Maillard J. 2020, « Relations police/population : le cas des contrôles d'identité », dans : Défenseur des droits éd., Inégalités d’accès aux droits et discriminations en France - Contributions de chercheurs à l'enquête du Défenseur des droits. volume 1, La documentation française.
  • 8Biland E. 2019, Gouverner la vie privée. L’encadrement inégalitaire des séparations conjugales en France et au Québec, ENS Éditions.
  • 9Castel P., Hénaut L., Marchal E. (dir.) 2016, Faire la concurrence. Retour sur un phénomène social et économique, Presses des Mines.

Contact

Émilie Biland-Curinier
Professeure des universités à Sciences Po, Centre de sociologie des organisations (CSO)
Didier Demazière
Directeur de recherche CNRS, Centre de sociologie des organisations (CSO)