Peut-on résoudre les problèmes sociaux en intervenant sur les comportements individuels ?
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Directrice de recherche CNRS, Sophie Dubuisson-Quellier conduit des travaux en sociologie économique sur la façon dont les conduites économiques sont façonnées par les interventions des entreprises, des mouvements sociaux et de l’État. Chargé de recherche CNRS, Etienne Nouguez poursuit des recherches sur les modalités de structuration des marchés et de valorisation des produits de santé, ainsi que sur les politiques locales de santé publique, avec l’objectif de saisir la façon dont la valeur-santé s'institutionnalise dans des organisations politiques et marchandes. Tous deux sont membres du Centre de sociologie des organisations (CSO).
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Dans une campagne promotionnelle intitulée « Tenir Ensemble. Face au virus chaque geste compte », le Gouvernement entendait en 2021 inciter à « rester chacun mobilisé » pour « être plus forts ensemble » face à la pandémie. Le spot publicitaire donnait à voir les « bons » comportements individuels (mettre un masque, tousser dans son coude, utiliser des glaces de protection, se faire vacciner…) qui permettraient de vaincre le virus. En 2022, dans le contexte de la crise énergétique provoquée par le conflit ukrainien, le Gouvernement lance une campagne publique en faveur de la sobriété énergétique intitulée « Chaque geste compte ». Les individus sont invités à mettre en œuvre à leur domicile différentes solutions, « je baisse, j’éteins, je décale », qui font le lien entre l’action individuelle et le bien commun : « Chacun peut à son échelle trouver le moyen de contribuer à notre indépendance énergétique ». Ces deux campagnes récentes soulignent le fait que les comportements individuels sont devenus des leviers centraux de l’action publique, qu’il s’agisse de lutter contre la pandémie, l’obésité, le réchauffement climatique, les pénuries d’énergie, la pauvreté… Symétriquement, la psychologie et l’économie comportementales, le marketing social voire les neurosciences ou l’intelligence artificielle se présentent de plus en plus non seulement comme des sciences du comportement mais également comme des disciplines de gouvernement, susceptibles de doter les pouvoirs publics d’instruments pour changer les comportements individuels et répondre à ces problèmes sociaux.
Les recherches du Centre de sociologie des organisations ont saisi les ressorts, les effets et les limites de ces approches comportementales dans le traitement des problèmes complexes auxquels font face nos sociétés.
Un engouement pour les approches comportementales
Bien qu’elles diffèrent par leur ancrage disciplinaire et leurs postulats sur les déterminants des comportements humains, les approches comportementales ont en commun de considérer les comportements individuels comme l’origine des problèmes sociaux et donc la cible des politiques publiques. Ces approches irriguent quatre types de dispositifs d’action publique. Des campagnes de communication ou des labels visent à informer les consommateurs des bénéfices et des risques liés à certaines conduites, espérant ainsi les inciter à prendre des décisions éclairées et rationnelles. Des dispositifs fiscaux ou économiques (par exemple, la taxe sur le tabac ou les aides financières à l’achat de vélo) jouent sur les contraintes budgétaires pour orienter les agents (économiques) vers des conduites plus vertueuses. Des outils d’auto-évaluation, comme les bilans-carbone individuels ou le calcul de l’indice de masse corporelle, permettent à chacun de se mesurer individuellement et d’essayer de se rapprocher de ce qui serait une « norme ». Enfin les nudges, petits coups de pouce, modifient légèrement l’architecture des choix (en mettant, par exemple, les haricots verts au premier rang dans la cantine ou en considérant les personnes comme donneur d’organe par défaut) pour exploiter des « biais cognitifs » dont serait entachée la rationalité humaine, et ainsi orienter, sans qu’ils s’en rendent compte, les choix individuels vers l’intérêt général1 .
Au cours des années 2000, les « behavioral insight teams » ou « nudge units », visant à transcrire ces approches comportementales dans des instruments d’action publique, ont acquis une influence croissante au sein de nombreux gouvernements et organisations internationales. Dans nos différentes recherches2 , nous avons avancé plusieurs explications à cet engouement politique pour les approches comportementales. La première raison tient à la tension qui affecte de nombreux gouvernements, particulièrement dans les pays anglo-saxons, entre un État perçu comme trop interventionniste et trop protecteur (le Nanny State) et des conduites individuelles perçues comme sources de nombreuses externalités négatives susceptibles de nuire à l’intérêt général. Avec leur notion de « paternalisme libertarien », Thaler et Sunstein (2022) ont proposé une voie médiane qui entrait bien en résonance avec les gouvernements libéraux de David Cameron ou Barack Obama (qu’ils ont conseillés) mais également avec les gouvernements plus autoritaires comme ceux du Qatar ou de l’Arabie Saoudite. La deuxième raison tient aux affinités que ces instruments entretiennent avec les dispositifs marchands. Le marketing social incarne à la perfection ce tropisme, en ce qu’il vise à utiliser les techniques marchandes, perçues comme particulièrement efficaces pour modifier ou entretenir les comportements individuels, au service de l’intérêt général. Là encore, cette mobilisation du marché comme principe central de régulation politique, au détriment de la coercition et de la réglementation, est au cœur des approches néo-libérales adoptées par de nombreux gouvernements.
Des comportements individuels ou des pratiques sociales ?
Pourtant, au-delà de leurs promesses, ces interventions, souvent non-évaluées, n’ont pas fait la preuve de leur efficacité et de leur pérennité. La sociologie des organisations permet de mettre en lumière leurs principales limites. Une première tient à ce que ces instruments prétendent agir sur les seuls individus, indépendamment du monde social qui les entoure. Pourtant, les individus appartiennent à des ménages, des organisations, des cercles d’amis, des quartiers, qui contribuent à façonner, et parfois à contraindre fortement, leurs choix.
Ainsi, nos conduites sont fortement réglées par le collectif, non pas en vertu d’une tyrannie du groupe ou d’un esprit moutonnier, mais bien parce que chacun de nous souhaite maintenir son lien avec le groupe, pouvoir y faire société. Cette réalité a d’importantes implications sur les effets des interventions publiques. Dans une recherche, nous avons mis en évidence que certains moments étaient plus favorables aux changements de pratiques alimentaires et donc à la prise en compte des injonctions publiques : le départ du foyer parental, la mise en couple, l’arrivée du premier enfant, le nid familial qui se vide, la retraite, le veuvage, le divorce, le déménagement3 . La raison en est qu’à ces moments de bifurcation, les relations sociales des individus se modifient, évoluent, apportent de nouvelles ressources. Ce sont ces nouveaux contacts qui peuvent se faire prescripteurs de nouvelles pratiques alimentaires.
Par ailleurs, les conduites des individus (comme celles des organisations) s’inscrivent dans de multiples relations d’interdépendance et de pouvoir qui contribuent à les stabiliser et qui se heurtent aux dispositifs visant à les changer. Prenons l’exemple de la prescription de médicaments par les médecins généralistes4 . Souvent présentée comme le fruit du colloque singulier dans lequel le médecin mobilise son expertise clinique pour répondre à la plainte du patient, la prescription d’un médicament s’inscrit à la rencontre de nombreux flux d’influences provenant d’autres médecins (spécialistes notamment) et des pharmaciens (via leurs interventions sur l’ordonnance en amont ou en aval de la prescription), des entreprises pharmaceutiques (via des campagnes d’information et de promotion) ou encore des agences sanitaires (via les recommandations de bonnes pratiques). En cherchant à changer les comportements de prescription des médecins en faveur des médicaments génériques, les pouvoirs publics français ont dû introduire de multiples instruments ciblant l’ensemble de ces acteurs et mobilisant différents ressorts (définition légale des génériques, droit de substitution pour les pharmaciens, incitations et sanctions économiques pour les médecins, les pharmaciens et les patients, établissement d’objectifs de substitution et de prescription, poursuites légales contre certaines entreprises pharmaceutiques pour pratiques anticoncurrentielles…) et ont ainsi été amenés à réorganiser l’ensemble du système de santé.
Société des individus ou société des organisations ?
On touche ici à la deuxième limite de cette approche qui saisit les problèmes structurels comme étant le résultat exclusif de comportements individuels et qui ignore trois dimensions structurelles de ces problèmes sociaux.
D’abord, dans une société d’organisations, les décisions et les actions ne sont pas tant le fait d’individus isolés que d’organisations : pouvoirs publics, administrations, entreprises, associations. Ces acteurs collectifs interagissent les uns avec les autres et forment un système. Comme nous l’avons montré sur les cas de l’environnement et de la prévention de l’obésité, l’usage de labels (comme le nutriscore ou le planetscore) vise autant à agir sur les comportements des consommateurs que sur ceux des industriels, en créant une dynamique vertueuse de concurrence et d’imitation, conduisant à améliorer les performances nutritionnelles ou environnementales de l’ensemble des industriels5 .
Ensuite, les décisions prises par ces différents acteurs n’ont pas toutes la même capacité à contraindre les actions des autres. Si nous prenons l’exemple des mobilité douces, qui constitue un objectif affiché pour réduire les émissions de gaz à effet de serre des ménages et lutter contre l’obésité, on comprend qu’elles sont redevables d’un ensemble de décisions collectives qui portent sur des infrastructures routières, des mises à disposition de vélos, de garages, d’ateliers de réparation mais également de politiques d’entreprise, de modèles d’incitation économiques et sociaux…
Enfin, ces décisions collectives sont marquées par une dépendance au sentier ; elles sont contraintes par les décisions prises antérieurement qui ont produit des inerties et des irréversibilités d’autant plus fortes que les investissements sont lourds, qu’elles ont permis l’émergence ou le renforcement d’acteurs sociaux (qui ont de ce fait intérêt à leur maintien), ou qu’elles se sont institutionnalisées dans des normes sociales. Ainsi en est-il de la forte valeur économique et sociale accordée à la voiture, à la maison individuelle aujourd’hui, ou au voyage en avion, produits d’une histoire longue de nos politiques publiques et de nos organisations économiques6 .
Pour autant, nous ne concluons pas à l’impossibilité du changement social. Mais celui-ci ne repose pas tant sur les changements de comportements individuels que sur les décisions collectives dans l’action publique, au sein des organisations qui vont rendre certaines pratiques sociales davantage accessibles, valorisées et partagées, à travers une action sur les systèmes matériels et sociaux qui les fondent.
- 1Thaler R., & Sunstein C. 2022, Nudge, 2e édition revue et augmentée, Vuibert.
- 2- Dubuisson-Quellier S. (dir.) 2016, Gouverner les conduites, Presses de Sciences Po. - Bergeron H., Castel P., Dubuisson-Quellier S., Lazarus J., Nouguez E. & Pilmis O. 2018, Le biais comportementaliste, Presses de Sciences Po.
- 3Plessz M., Dubuisson-Quellier S., Gojard S., Barrey S. 2016, How consumption prescriptions affect food practices: Assessing the roles of household resources and life-course events, Journal of Consumer Culture, 16(1) : 101-123.
- 4Nouguez E. 2017, Des médicaments à tout prix. Sociologie des génériques, Presses de Sciences Po.
- 5Bergeron H., Castel P., Dubuisson-Quellier S. 2014, Gouverner par les labels, Gouvernement et action publique, 3(3) : 7-31.
- 6Dubuisson-Quellier S. 2022, How does affluent consumption come to consumers? A research agenda for exploring the foundations and lock-ins of affluent consumption, Consumption and Society, 1(1) : 31-50.