La planète alimentaire : la preuve par quatre

La Lettre Sociologie Anthropologie

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Géographe, Gilles Fumey est membre du laboratoire Sorbonne-Identités, relations internationales et civilisations de l'Europe (SIRICE, UMR8138, CNRS / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Sorbonne Université). Ses recherches portent notamment sur les comportements alimentaires, la mondialisation de l'alimentation et les alimentations urbaines. À l'aide de l'anthropologie sociale et de la sociologie comparée, elles replacent l’alimentation dans des problématiques géo-culturelles.

Ce midi à Paris, le soleil brille sur la coupole du Panthéon. Au pied du monument, sur une place d’environ trois mille mètres carrés protégée de la circulation automobile par des bancs de pierre, ils sont à peu près huit cents étudiants des universités et prépas aux grandes écoles du Quartier latin à manger, la plupart assis en tailleur sur les pavés ou les bancs et tables de bois. On les voit croquer dans des sandwiches, mais la plupart ont des couverts et dévorent, qui une salade, qui des sushis, qui un burger voire une pizza, des nems, un phô, ce qui ressemble à un mezzé libanais, une tortilla, des empanadas, des pâtes dans une box vert et blanc, une salade de riz, des œufs durs, des sardines en boîte, etc. La déclinaison défie l’entendement du chercheur, tant les combinaisons entre les cultures sont à l’infini. De quelles nourritures s’agit-il pour ces jeunes venus des quatre coins du monde, partageant dans la plus grande indifférence des plats sans grand rapport entre eux ? Pour une grande part des mangeurs de ce midi, ce sont des nourritures de fortune — l’ère Covid a montré la fragilité financière de beaucoup d’étudiants sans ressources complémentaires que les bourses —, achetées sous contrainte budgétaire, mais pas que. Les choix sont jugés par eux qualitatifs par rapport à des propositions de cuisines collectives type Crous. Il a fallu des emballages adaptés en plastique, carton, films argentés, amidon de maïs afin de transporter et manger en position assise à même le sol, des denrées préparées pour être saisies avec doigts, baguettes ou couverts, des propositions diverses, des quantités modestes, mais jugées suffisantes et souvent variées. Des nourritures qui satisfassent autant le corps que l’esprit. Sans compter qu’une météo incertaine peut remettre tout en cause à la dernière minute, contraindre à manger en cas de pluie sur un escalier, dans un coin de couloir, voire sous un arbre, un porche, un balcon.

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La mondialisation du fast food originaire d'Europe du Nord, via les États-Unis, est liée à des pratiques alimentaires nomades qui ont sélectionné et adapté des produits pour une plus grande practicité © Prexel

Pour les chercheurs et chercheuses, se saisir de cette chaîne de décisions est un défi auquel on peut se plier par le prisme de la géographie. À l’échelle mondiale, les variétés de nourritures et de cuisines, de pratiques et d’interdits synthétisés ici sont tels, qu’observer une foule bigarrée dans une métropole qui mange ce que lui dicte son statut social, son revenu, ses goûts, tout cela, paradoxalement, apporte des clés de compréhension des nourritures du monde.

Par le prisme des corps qui mangent, on touche à tout ce qui définit « se nourrir » dans sa phase la plus intime, « l’incorporation », à partir de laquelle procèdent les choix à l’amont. Car toutes nos cultures familiales, politiques (et parfois religieuses), scientifiques et nutritionnelles, bref sociales et culturelles, ont filtré les décisions de ce que nous mangeons. À l’échelle mondiale, les principales postures des corps qui mangent témoignent de la force de cette incorporation pour déterminer schématiquement quatre figures culturelles alimentaires. La recherche a été menée au restaurant universitaire de Sorbonne Abu Dhabi, qui rassemble plus de mille cinq cents étudiants de cent nationalités. On s’en tient aux quatre principales postures corporelles.  

Les nourritures familialistes

La majorité des Africains et des Indiens mange assis par terre, parfois sur des tapis. Réunis autour d’un plat souvent collectif, ils saisissent la nourriture avec les doigts ou sur un support comme un bout de galette. En Afrique subsaharienne, comme en Inde où la nourriture provient encore beaucoup de cultures paysannes (on met à part les citadins décrits dans la quatrième figure) pratiquant une polyculture vivrière, la cuisine est encore l’affaire des femmes qui doivent chercher l’eau, le combustible, les produits agricoles. Chaque jour, elles parviennent à confectionner au moins un repas qui rassemble la parentèle autour d’un plat unique. Le repas est pris assis, jambes croisées sur un tapis ou autour d’une table très basse, tout ceci nécessite à la fois des plats ou des produits adaptés pour attraper les nourritures, les porter à la bouche avec adresse. Les cuissons sont essentielles pour en garantir l’hygiène. Elles sont pratiquées dans le cadre domestique, mais, dans certaines villes de l’Inde, elles sont sous-traitées pour être en accord avec l’interdit social des castes.

Les nourritures ludiques

Sur la carte du monde, le Moyen Orient et plus particulièrement le Maghreb ont gardé les tables basses avec un usage important du canapé. Ce meuble rappelle l’aire culturelle romaine et le lit où les convives mangeaient, ce meuble devenu la banquette commune. Les nourritures sont surtout cuisinées par les femmes. Beaucoup d’aliments y sont apprêtés pour être portés à la bouche (dolmas, baklavas, pâtisseries, etc.). Se nourrir est plutôt pensé comme un moment de détente, plus informel, chacun prenant ce qui lui convient. En Asie du Sud-Est, les convives s’installent sur de petits tabourets, la nourriture est servie dans des bols, le repas n’est pas forcément collectif, on cultive l’art de l’échange.

Les nourritures gastronomiques

En Europe et en Chine, on apprend à manger à table. La table est un meuble souvent rectangulaire, hérité des autels sur lesquels a lieu un sacrifice sacré. Manger, c’est célébrer la vie qu’on prend aux plantes et animaux, « faire mémoire de », relier les vivants et les morts. Les coupes de vin offert aux dieux sont devenues des calices dans les liturgies chrétiennes. Du sacré, on est passé en France au spectacle avec les rituels royaux issus d’une étiquette : placement des convives, services complexes qui furent simplifiés au xixe siècle dans une salle dédiée, la salle à manger, mais qui rappelle, avec le restaurant inventé à la Révolution, l’unité de temps, de lieu et d’action du théâtre classique. Cette dimension collective du repas gouverne aussi les tables chinoises dont la forme ronde rappelle le lien avec une cosmogonie céleste, l’interdiction du couteau et l’usage des baguettes orientant le regard sur les aliments. Avec les multiples plats, l’univers gastronomique chinois donne aux mangeurs une denrée alimentaire pensée comme une médecine. Dans ces deux aires culturelles, les banquets sont le summum du repas, l’excès y est recherché, le social commandant jusqu’à des formes subtiles de gaspillage.

Les nourritures utilitaires

Aux États-Unis, mais aussi en partie dans l’Europe du Nord, la relation aux aliments est plus « utilitaire », notamment dans la gestion de l’abondance qui a fait dériver une part importante de la population vers le surpoids et ses pathologies. Manger est moins commandé par le collectif, les aliments sont conditionnés par l’industrie active dès le xixe siècle pour être consommés en toutes circonstances. La massification de certains plats venus d’Europe (pizza, hamburger) a fabriqué des best sellers planétaires conçus comme des marchandises évaluées par leur prix et leur practicité. Autrement dit, des mets pouvant être mangés en toutes positions, y compris mobiles et, notamment debout. Les aliments sont des marchandises au centre d’une chaîne industrielle qui les produit en masse à l’amont, et les écoule par un marketing pressant via de multiples canaux de distribution (supermarchés, distributeurs automatiques, livraison de particuliers et de professionnels).

Nourritures monde

Cette approche des nourritures par les corps qui mangent donne une clé de compréhension des systèmes alimentaires à l’œuvre dans le monde aujourd’hui. De puissantes dynamiques liées à nos modes de vie remanient, par nos postures de mangeurs, les cuisines, dont nombre d’acteurs jugent qu’elles sont en voie de disparition, d’où leur patrimonialisation. De fait, là où les systèmes familiaux patriarcaux restent la norme (Afrique, Inde), l’individualisation gagne du terrain. Là où les nourritures sont abondantes, où l’urbanisation a dissocié les lieux de travail et d’habitation, les pratiques collectives se justifient peu. Elles sont reléguées à des moments festifs calendaires ou personnels. Cela étant, une part des mangeurs (en fait, souvent des mangeuses) veulent garder la main sur leurs nourritures qu’ils (elles) préfèrent cuisiner à partir de produits frais, issus de circuits préférentiellement courts. Ainsi, dans les pays où l’offre industrielle est très abondante, la cuisine domestique n’a pas disparu et cuisiner — une obligation — peut devenir un loisir (entre amis, par exemple). On constate un surinvestissement technique, inversement proportionnel à la transformation elle-même, la plupart des tâches culinaires courantes étant simplifiée à l’amont des cuisines par l’industrie marchande.

Cette approche quaternaire donne les principaux ressorts d’une géopolitique pressante qui va s’accentuer avec la crise climatique. En effet, l’occidentalisation des modes de vie liés à l’urbanisation conduit à des pratiques alimentaires marquées par la simplicité et la disponibilité que certains mangeurs combinent avec des exigences (floues pour les chercheurs et chercheuses) comme le « plaisir », la « gourmandise », mises en avant par le marketing. Les industries redoublent leur pression, s’adaptent aux demandes changeantes liées aux crises sanitaires (dont la vache folle a ouvert la série en 1996, mais aussi la pandémie de surpoids et d’obésité, les maladies neuro-dégénératives), environnementales (l’impact carbone conduisant à la mise en avant des produits locaux), politiques (la guerre en Ukraine et les crises de marchés).

Ainsi, ce que nous appelons le « métissage » des cultures culinaires connaît-il une nouvelle accélération après le grand partage des plantes au xvie siècle, l’industrialisation des boissons et des fromages à partir du xixe siècle, puis celle des plats à partir des années 1970. Il y a bien une bataille mondial/local qui concerne une grande part des mangeurs dont les modes de vie commandent ce renouvellement où une industrie extrêmement concentrée tente de maintenir son pouvoir. Reste que les mangeurs peuvent accéder à tous les types de nourritures : après un pique-nique (familialiste) au déjeuner, un goûter au cours d’une séquence télévisuelle (ludique), suivie d’un moment convivial (gastronomique) précédant la célébration d’un événement dans un bar (utilitaire), toutes ces pratiques ouvrent à des nourritures qui prennent racine dans des cultures différentes que la mondialisation a imbriquées.

De fait, l’humanité semble engagée dans un processus intensif d’échanges « nutri-culturels ». Ces échanges fabriquent à partir de cultures locales des best sellers qui, comme les objets de consommation, les sites paysagers, les beaux-arts, donnent — à tort — le sentiment d’une tabula rasa. Car tous les humains partagent ce que les Espagnols appellent la querancia, qui rappelle un « amour du chez-soi » signifiant un sentiment de bien-être issu d’un lieu particulier de la Terre, ses rythmes, son histoire, sa culture, tous pourvoyeurs d’affection et suscitant la reconnaissance. Un lien intime qui passe par l’alimentation, que chaque génération formate à son goût. Et ceci, depuis les débuts de l’histoire humaine.

Contact

Gilles Fumey
SIRICE (Sorbonne - Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe)