Alimentation et santé au cours du vieillissement : l’apport de la sociologie
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Séverine Gojard s’intéresse aux déterminants sociaux des pratiques alimentaires dans la France contemporaine, en prêtant une attention particulière à la réception et à la mise en pratique des normes qui pèsent sur l’alimentation, en fonction des propriétés sociales des ménages. Marie Plessz étudie l’articulation entre pratiques du quotidien, enjeux de santé et environnementaux, et stratification sociale, à travers la consommation alimentaire. Toutes deux sont sociologues, directrices de recherche Inrae et membres du Centre Maurice Halbwachs (CMH, UMR8097, CNRS / ENS-PSL / EHESS, unité sous contrat Inrae).
L’alimentation est présentée dans les discours de santé publique comme un important facteur de prévention de diverses pathologies et de maintien d’une bonne santé. De nombreuses injonctions à « bien manger » circulent notamment dans le cadre des éditions successives du Programme National Nutrition Santé. Les recommandations diffèrent selon les moments du cycle de vie, et le vieillissement apparaît comme une période clé en termes de prévention, notamment dans le cadre du Plan Bien Vieillir.
Mais l’alimentation est aussi, voire avant tout, une pratique journalière, qui s’inscrit dans le temps long des habitudes et s’adapte aux contraintes quotidiennes. Les travaux de sociologie de la consommation1 ont montré depuis longtemps qu’elle diffère selon le milieu social. On sait donc que les membres des classes supérieures ont des pratiques alimentaires laissant plus de place aux fruits et légumes, au poisson, aux laitages alors que les membres des classes populaires ont davantage tendance à consommer des nourritures roboratives (viande, pain et féculents). Pierre Bourdieu y voyait un reflet des conditions de vie, les classes supérieures étant plus détachées des contingences matérielles et plus sensibles aux enjeux d’apparence corporelle. Plus récemment, une interprétation en termes d’adéquation aux normes de santé publique a permis de montrer que la plus grande aisance économique en haut de l’échelle sociale est paradoxalement associée à une restriction des consommations sous l’effet des recommandations nutritionnelles, dont les membres des classes populaires ont plus facilement tendance à s’affranchir2 . À ces différences selon la classe sociale s’ajoutent des différences entre hommes et femmes, marquées par l’assignation persistante des femmes à la préparation culinaire comme à la gestion de la santé des membres de leur famille. Explorer l’alimentation au fil du vieillissement ajoute une dimension dynamique à ces analyses. Les travaux présentés dans cet article ont abordé cette question sous deux angles : en débusquant le rôle joué par les événements biographiques qui émaillent le vieillissement (retraite, départ des enfants) ; en étudiant les évolutions dans les habitudes alimentaires au fil du vieillissement comme trajectoire.
L’approche par les événements biographiques : bifurcations et adaptations
En suivant une méthodologie qui articule des entretiens biographiques et des analyses statistiques sur des données de consommation, Séverine Gojard et Marie Plessz, en collaboration avec Sophie Dubuisson-Quellier, directrice de recherche CNRS au Centre de sociologie des organisations (CSO, UMR7116, CNRS / Sciences Po Paris), ont pu interroger l’adoption de pratiques plus conformes aux recommandations nutritionnelles3 . Elles ont également constaté l’importance d’autres sources de recommandation, parfois diffuses et mal identifiées qui sont pour certains ménages tout aussi importantes que les informations d’origine médicale. La sphère marchande, notamment par l’intermédiaire de la publicité, diffuse des modèles d’alimentation dont certains visent explicitement des périodes précises du cycle de vie (l’exemple le plus frappant étant les produits à destination des enfants). Les groupes de pairs, familiaux, amicaux, professionnels, voire militants, sont aussi source d’échanges de conseils ou de recettes. Les pratiques alimentaires — composition, rythme, lieux des repas — forment un ensemble complexe, ajusté aux conditions d’existence de chaque ménage et aux goûts de ses membres. Il en découle une forme d’inertie qui est bien décrite dans les récits au quotidien.
Les analyses statistiques montrent pourtant que l’âge est le premier facteur de variations de nombreuses consommations alimentaires, comme les légumes ou les produits issus de l’agriculture biologiques, qui augmentent au fil du temps. Les entretiens biographiques avec des personnes d’âge mûr montrent, rétrospectivement, que leur rapport aux prescriptions a changé (elles disent y prêter plus attention), ainsi que les conditions de leur alimentation quotidienne. Ainsi, des problèmes de santé qui apparaissent avec l’âge densifient les contacts avec le corps médical ou paramédical. Beaucoup de ménages déménagent après la retraite : ce déménagement modifie les commerces disponibles et l’équipement du logement, ce qui amène à repenser les achats alimentaires, et il génère de nouveaux cercles de sociabilité, qui peuvent initier à de nouvelles pratiques (jardinage, compost). La recomposition du foyer suite au départ des enfants ou à une rupture conjugale change les conditions dans lesquelles les repas sont pris et préparés. Cependant, la position sociale et le genre restent le socle sur lequel se construit le rapport aux conseils et la façon dont ils se traduisent, ou non, dans des pratiques quotidiennes, constituant ainsi un élément de stabilité des pratiques alimentaires. L’articulation entre des propriétés susceptibles de changer avec l’âge (activité professionnelle, composition du ménage) et des propriétés plus stables (diplôme, genre) est un élément important pour comprendre les évolutions de l’alimentation.
Des données qui permettent de suivre les mêmes personnes au fil du temps ont ensuite permis aux chercheuses de préciser, de manière plus robuste, les évolutions et leur structuration.
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Le vieillissement comme trajectoire sociale : lien avec l’alimentation quotidienne
La cohorte Gazel — constituée en 1989 par invitation de l’ensemble des agents des entreprises EDF-GDF âgés de 40 à 50 ans pour les hommes, 35 à 50 ans pour les femmes — comporte, environ tous les cinq ans, un questionnaire consacré à l’alimentation qui a peu changé depuis 1998. Une analyse de ces données4 montre que les consommations alimentaires se structurent en trois dimensions correspondant à trois ensembles de prescriptions portant sur l’alimentation. Si une alimentation conforme aux recommandations nutritionnelles (fruits et légumes, laitages) est bien un pôle vers lequel sont orientées certaines des pratiques de la cohorte, elle entre en concurrence non seulement avec une alimentation plus marquée par les prescriptions marchandes — celles diffusées par les industries agroalimentaires et la grande distribution (produits transformés, aliments gras ou sucrés, boissons sucrées) —, mais aussi avec des pratiques conformes à une déclinaison familiale du modèle gastronomique des repas (viande, féculents, fromage, vin). On peut y voir l’expression de trois différentes façons de bien manger, qui sont socialement situées : l’orientation vers les pratiques conformes aux recommandations nutritionnelles est plus fréquente chez les plus diplômés et chez les femmes tandis que les hommes sont plus nombreux à avoir des pratiques conformes au modèle traditionnel des repas ou bien répondant aux prescriptions des acteurs marchands du secteur agroalimentaire.
Au fil du vieillissement, en moyenne, les pratiques vont dans le sens d’un meilleur respect des normes nutritionnelles et s’éloignent des prescriptions marchandes. Le modèle plus traditionnel du repas à la française est plus fréquent chez les enquêtés des générations les plus anciennes, traduisant sans doute l’effet d’une socialisation dans un contexte historique qui précède tout juste l’essor des grandes surfaces et des produits transformés en France ; par ailleurs, le passage à la retraite libère du temps qui peut être investi dans la préparation des repas. Des événements de santé peuvent également intervenir incitant les enquêtés à davantage de prudence dans leurs consommations alimentaires. L’ensemble de ces éléments traduit une modification du rapport à l’alimentation.
On constate également une convergence progressive entre les consommations des hommes et des femmes : les hommes délaissent les aliments transformés, gras sucrés au profit des produits considérés comme meilleurs pour la santé (légumes, fruits, laitages), ce qui les rapproche de l’alimentation féminine. Ce changement s’opère plus rapidement chez les hommes les plus diplômés. Les pratiques alimentaires féminines, de leur côté, penchent davantage vers le modèle traditionnel des repas au cours de l’avancée en âge, ce qui les rapproche des hommes. La retraite se traduit dans bien des cas par une augmentation des repas pris à domicile, ce qui peut expliquer cette convergence des alimentations par une plus grande fréquence de repas pris en commun pour les personnes vivant en couple.
Des modifications dans la structure du ménage expliquent une partie de ces évolutions. Le départ des enfants du foyer s’accompagne d’une baisse de la consommation de produits gras, sucrés, transformés. Ces produits, qui ciblent les jeunes ou les familles, faciles à préparer et à stocker, sont un élément de simplification des problèmes de coordination des emplois du temps familiaux. Les ruptures d’union n’ont guère d’influence sur l’orientation des consommations vers les produits transformés, mais jouent sur les deux autres dimensions de l’alimentation. Un divorce ou un veuvage se traduit non seulement par une diminution sensible des pratiques alimentaires conformes aux recommandations nutritionnelles pour les hommes comme pour les femmes, mais aussi par une baisse de celles conformes au modèle traditionnel des repas, plus marquée chez les femmes que chez les hommes. La vie en couple, notamment parce qu’elle structure les repas et constitue une incitation à cuisiner, favorise donc des habitudes alimentaires tournées vers l’utilisation de produits frais et la préparation domestique des repas.
L’alimentation doit se comprendre à trois échelles : l’individu (ses goûts, ses activités, sa santé) le ménage dans lequel il vit et l’environnement matériel et normatif, qui varient dans le temps et l’espace. Le vieillissement est un processus continu, graduel, mais régulièrement émaillé d’événements importants, qui réorganisent les existences à ces trois échelles, avec des conséquences importantes sur l’alimentation. L’ensemble de ces résultats souligne l’intérêt d’articuler une approche dynamique du vieillissement à la prise en compte des différences liées au genre et à la position sociale.
- 1Lhuissier A. 2017, Des dépenses alimentaires aux niveaux de vie : la contribution de Maurice Halbwachs à la statistique des consommations, L’Année sociologique, Vol. 67(1) : 47–72 ; Bourdieu P. 1979, La distinction : critique sociale du jugement, Éditions de Minuit.
- 2Régnier F., Masullo A. 2009, Obésité, goûts et consommation. Intégration des normes d’alimentation et appartenance sociale, Revue française de sociologie, 50(4) : 747–773.
- 3Dubuisson-Quellier S., Gojard S., Plessz M. 2019, Dispositifs et dispositions de la consommation. Retour sur une enquête contemporaine articulant méthodes qualitatives et quantitatives, Les Études Sociales, n° 169(1) : 133–152.
- 4Plessz M., Gojard S., Zins M. 2022, Changing eating practices after midlife: Ageing and food consumption in the French Gazel cohort, Consumption and Society, 1(1) : 67–98.