Associer couleur et phonème : focus sur un cas rare de synesthésie

Certaines personnes voient des formes en entendant des sons, d’autres voient des couleurs en lisant, pour d’autres encore, certains mots ont un goût particulier. Voilà quelques exemples de synesthésie dont il existe plus de soixante formes, et qui concerne 2 à 5 % de la population générale. La synesthésie est un phénomène subjectif (propre à chacun), automatique (qui ne peut pas être contrôlé) et stable dans le temps (la même association est toujours perçue). Une équipe de recherche réunissant des scientifiques en psychopathologie, phonétique et psycholinguistique, psychologie cognitive, perception sonore et neuropsychologie clinique de l’Université Toulouse - Jean Jaurès (UT2J), du CNRS et du CHU Maison-Blanche Reims s’est intéressé au cas d’une personne synesthète pour laquelle tous les sons (langage, bruit, musique) entraînent la perception de couleurs. Leur étude porte sur une forme de synesthésie n’ayant jamais été décrite dans la littérature : la synesthésie phonème-couleur. Ici, la perception de chacun des sons de la parole (phonèmes) génère automatiquement la perception d’une couleur.

Le premier objectif a été d’évaluer la stabilité de cette synesthésie dans différents contextes expérimentaux : évaluation de l’influence des paramètres acoustiques, sémantiques et graphémiques sur ce phénomène. Le deuxième objectif a été, en interrogeant la personne, d’évaluer l’implication de cette synesthésie dans son quotidien.

En plus d’établir la stabilité de cette synesthésie dans différents contextes, les résultats montrent que la personne aborde le sens des mots de manière atypique. En effet, elle accède à la signification des mots principalement via les couleurs associées aux phonèmes. Ceci vient en contradiction des modèles dominants récents de perception de la parole où l’unité de perception de la parole serait le mot plutôt que le phonème. De plus, les entretiens ont mis en évidence un mode de pensée dominé par des représentations multisensorielles — principalement visuelles — c’est-à-dire que cette personne synesthète se représente les sens de mots uniquement de façon imagée. Les mots seuls n’ont pas de sens pour elle. In fine, l’étude pose la question de savoir comment ce traitement de la parole atypique et ce style de pensée non verbale sont liés. L’article permet de discuter différents aspects de cette synesthésie phonème-couleur : le mode de perception atypique de la parole qu’elle met en évidence, le coût cognitif de ce système, et son lien à un fonctionnement cognitif spécifique.

Les résultats obtenus contribuent à la réflexion sur les théories de la perception de la parole, à une meilleure compréhension de l’organisation de nos représentations mentales, ainsi qu’à une description plus fine de certaines formes complexes de perception. Ils mettent en évidence l’intérêt de combiner différents types de méthodologies (protocole expérimental avec tests perceptifs en laboratoire et entretiens) afin de mieux appréhender certaines formes complexes de perception.

Ces travaux de recherche ont été réalisés à l’initiative de Lucie Bouvet, maîtresse de conférences en psychopathologie développementale au Centre d’études et de recherche en psychopathologie et santé (CERPPS, Université Toulouse - Jean Jaurès). Le protocole expérimental a été élaboré en collaboration avec Cynthia Magnen et Julien Tardieu, respectivement ingénieure de recherche CNRS et responsable de la plateforme technologique CCU Cognition, Comportements et Usages (plateau PETRA) de la Maison des Sciences de l'Homme et de la Société de Toulouse (MSHS-T, UAR3414, CNRS / Université de Toulouse). Clara Bled, doctorante en psychologie au CERPPS et Nathalie Ehrlé, neuropsychologue clinicienne au CHU Maison-Blanche Reims, ont également contribué à l’étude.

Ces recherches ont bénéficié d’un financement de la MSHS-T et du projet ANR « Style cognitif visuel dans l’autisme : Évaluation et répercussions ».

MSHS-T