Zanzibar : raconter, par la littérature, une histoire vraie

La Lettre Anthropologie

#ANTHROPOLOGIE EN PARTAGE

Altaïr Despres est anthropologue, chargée de recherche CNRS à l’Institut des mondes africains (IMAf, UMR8171, CNRS / AMU / EHESS / IRD / Université Paris Panthéon-Sorbonne). Ses travaux récents, menés en Afrique de l’Est (Tanzanie continentale, Zanzibar, Kenya), portent sur la façon dont les relations amoureuses, sexuelles et conjugales ainsi que les rapports de genre sont travaillés par les dynamiques de mondialisation. Elle a publié en 2023 chez Julliard un roman, Zanzibar, issu de ses travaux de recherche dans l’archipel tanzanien.

En 2015, lorsque Altaïr Despres se rend pour la première fois à Zanzibar, elle est loin d’imaginer que le travail de recherche en anthropologie qu’elle entame alors la conduira, huit ans plus tard, à publier un roman. Les séjours de terrain, nombreux et répétés, qu’elle effectue durant cette période à Unguja (l’île la plus touristique de cet archipel tanzanien) visent à recueillir des matériaux pour nourrir une recherche sur les relations intimes entre les beach boys et les vacancières. Les questionnements de la chercheuse sont nourris par les travaux d’autres anthropologues, et en particulier ceux consacrés au « tourisme sexuel » que sa recherche entend revisiter1

Une enquête sur les relations intimes entre beach boys et vacancières

À l’instar d’autres destinations d’Afrique prisées des femmes occidentales comme le Kenya, la Gambie ou le Sénégal, le boom touristique qu’a connu Zanzibar à partir de la fin des années 1990 a contribué au développement de relations intimes plus ou moins explicitement rétribuées entre les touristes et les jeunes hommes locaux, appelés beach boys. Le cas de Zanzibar se distingue toutefois de ces destinations voisines en ce que le tourisme y est bien plus récent et que ses visiteurs sont composés, pour une large part, de jeunes femmes européennes. Il est ainsi bien plus fréquent de croiser sur la plage des jeunes femmes voyageant seules ou entre amies, que les « vieilles blanches » sur lesquelles les médias, le cinéma ou la littérature sur le « tourisme sexuel » aiment à se focaliser.

Comme Altaïr Despres l’apprendra plus tard au cours de ses recherches, pour les beach boys souvent issus de milieux défavorisés, entretenir des relations sexuelles ou amoureuses avec les vacancières peut, dans certains cas, constituer un véritable levier de mobilité sociale. Outre les gratifications économiques et matérielles ponctuelles auxquelles ces relations donnent fréquemment lieu — un repas au restaurant, l’entrée à une soirée, une carte téléphonique, un vêtement, un paquet de cigarettes, voire des devises locales laissées par la touriste à son amant le jour de son départ —, les beach boys sont surtout en quête de la Mzungu (l’Occidentale, en swahili) qui pourra changer leur vie. De fait, à Zanzibar, les exemples sont légion de ces femmes qui, après avoir rencontré l’amour sur la plage, décident de s’installer définitivement à Unguja pour y investir dans une entreprise en partenariat avec leur conjoint : un hôtel, une maison d’hôte, ou un centre de sports nautiques. La success story de ces beach boys qui, partis de rien, deviennent des chefs d’entreprises respectés et prospères est dans toutes les têtes. Derrière chaque interaction avec une vacancière se cache, peut-être, cet horizon ultime de réussite et il s’agit donc pour ces jeunes hommes de provoquer la chance en multipliant les rencontres.

La recherche a montré que les jeunes femmes expatriées comme les beach boys poursuivent, à travers ces histoires amoureuses, le but noble de se construire un avenir meilleur, loin de la naïveté et du cynisme que l’on prête à ces jeunes gens. Le roman raconte, sans jugement de valeur et en posant un regard compréhensif mais sans complaisance sur les aspirations des personnages, ce désir commun de réussite sociale et d’émancipation des rapports de domination — de genre pour les unes, de classe et de race pour les autres.

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Donner à ressentir le terrain

Si cette recherche a d’abord donné lieu à des publications dans des revues scientifiques2 , elle a également, dans un second temps, constitué la matière première d’un livre de littérature. L’envie de raconter ce travail anthropologique à travers le roman est née d’une frustration. Le constat, largement partagé, peut-être, par les anthropologues, que les résultats des enquêtes qu’ils conduisent — qui bien souvent les passionnent et auxquelles ils consacrent beaucoup de leur temps et de leur énergie — ne se diffusent quedans le cercle très restreint des publics académiques. Ceci est dû pour partie aux contraintes liées à l’écriture scientifique. En sciences sociales, l’écriture d’un livre ou d’un article repose généralement sur le principe de l’« administration de la preuve » : il faut convaincre son lectorat des propositions conceptuelles ou théoriques que l’on soutient en faisant valoir des arguments. Cette logique argumentative est nécessaire à la production de la connaissance. Cependant, elle s’accompagne le plus souvent d’un jargon scientifique peu accessible aux non-initiées.

Du reste, ce régime d’écriture impose un rythme particulier à l’énoncé : il faut expliciter les étapes de son raisonnement, ce qui empêche la transmission d’une émotion immédiate. L’effort d’objectivité et de distance qui caractérise l’écriture académique tend à oblitérer ou à euphémiser la dimension sensorielle des mondes étudiés. Or, les vies amoureuses et sexuelles suivies par Altaïr Despres sur le terrain étaient marquées, de façon centrale, par les affects et la sensorialité (le coup de foudre, le désir charnel, la passion amoureuse, la jalousie, la frustration, etc.) qu’il lui semblait indispensable de rapporter.

Dans ces conditions, la littérature lui est apparue comme un moyen de s’affranchir des contraintes de l’écriture académique et de partager le fruit de ses recherches avec des lectrices et lecteurs venus de divers horizons, en les plongeant dans son enquête. En somme, avec la littérature, il devenait possible de leur faire comprendre, non pas en leur démontrant mais en leur faisant ressentir, ce qu’elle avait appris sur le terrain.

Un texte anthropologique et littéraire

Zanzibar est donc pour Altaïr Despres tout à la fois un texte anthropologique et un texte littéraire. Elle y raconte, en recourant à la fiction, les résultats du travail de recherche qu’elle a mené. Les personnages autour desquels elle a construit l’intrigue du livre sont très largement inspirés des personnes rencontrées sur le terrain. Certaines scènes du livre, comme la Full Moon Party qui ouvre le roman, sont reconstituées à partir des très nombreuses observations faites de ces fêtes de plage tout au long de ses terrains de recherche.

Cela dit, pour les besoins du récit littéraire, dont la chronologie et les enjeux ne sont pas ceux de la recherche, l’anthropologue a recouru à la fiction pour servir des objectifs divers : donner de la chair aux personnages (et parfois combler des trous dans la connaissance qu’elle avait des trajectoires de certaines personnes), créer une intensité dramatique, faire avancer l’intrigue du livre. Elle s’est ainsi laissé la liberté de composer certains personnages à partir de différents individus, dès lors que leurs trajectoires sociales étaient comparables. De la même façon, elle a également pu inventer des scènes auxquelles elle n’avait pas assisté, parce qu’elles étaient crédibles et lui permettaient, par exemple, d’y faire se rencontrer des personnages et d’enchaîner des événements constitutifs de l’histoire du livre.

L’important n’était pas que les faits racontés se soient factuellement déroulés, mais qu’ils permettent de rendre compte d’une vérité anthropologique, celle de la nature et du fonctionnement des rapports sociaux à Zanzibar. Cette vérité, à laquelle seule l’enquête de terrain lui avait permis d’accéder, trouvait, par la littérature, son juste moyen de s’exprimer.

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Beach boy abordant des vacancières sur la plage de Kendwa, au Nord d’Unguja © Altaïr Despres
  • 1Notamment ceux de Christine Salomon : Salomon C. 2009, Antiquaires et businessmen de la Petite Côte du Sénégal. Le commerce des illusions amoureuses, Cahiers d’études africaines, n° 193-194 : 147-173 ; Salomon C. 2009, Vers le Nord, Autrepart, n° 49, vol. 1 : 223-240 ; Salomon C. 2012, Le prix de l’inaccessible. De nouvelles intimités genrées et racialisées à l’ère de la mondialisation, L’Homme, n° 203-204 : 211-238.
  • 2Despres A. 2023, The Arrival of White Women. Tourism and the reshaping of beach boys’ masculinity in Zanzibar, Ethnography, Vol. 24 (2) : 217-239 ; Despres A. 2017, « Venues pour les plages, restées pour les garçons » ? Du tourisme à l’expatriation amoureuse des femmes occidentales à Zanzibar, Recherches familiales 14 : 67-78 ; Despres A. 2017, Des histoires avec lendemains. Intimité transnationale et ascension sociale des beach boys de Zanzibar, Actes de la recherche en sciences sociales 218 : 82-99.

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Altaïr Despres
Chargée de recherche CNRS, Institut des mondes africains