L’histoire maritime de l’Adriatique révélée par l’archéologie sous-marine
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Directrice de recherche en archéologie navale et maritime au CNRS, Giulia Boetto dirige le Centre Camille Jullian (UMR7299, CNRS / AMU). Elle s’intéresse particulièrement aux navires antiques à travers les sources archéologiques, écrites, iconographiques, ethnologiques et archéométriques. Elle coordonne le projet ADRIBOATS dont l’objectif est d’étudier les multiples traditions de construction navale de l’Adriatique orientale afin de cerner les influences et les transferts techniques entre espaces maritimes et espaces fluviaux.
Les océans abritent un patrimoine culturel remaquable et les chercheurs et chercheuses qui s’intéressent aux activités humaines en relation avec les espaces maritimes et littoraux y découvrent des vestiges matériels de la plus haute importance.
Lorsqu’elles sont menées avec des méthodes interdisciplinaires adaptées aux objectifs visés, les fouilles d’épaves offrent aux archéologues une occasion unique pour restituer les routes commerciales et la vie des marins à travers l’analyse des cargaisons et du mobilier de bord. Elles sont également essentielles pour ceux qui cherchent à percer les secrets de la construction navale.
Dans le sillage d’une tradition d’études reconnue au niveau international dans le domaine de l’archéologie maritime et navale méditerranéenne, les archéologues du Centre Camille Jullian ont tissé des liens étroits avec leurs collègues croates, dans le but non seulement d’étudier les savoir-faire des anciens charpentiers navals, mais aussi de montrer au plus grand nombre le caractère unique des navires qui ont sillonné le nord-est de l’Adriatique à l’époque antique.
Mario Marzari, grand connaisseur de la marine traditionnelle, a identifié pas moins de quarante types de bateaux différents en usage à la fin du xixe siècle en Adriatique septentrionale. Qu’en était-il dans l’Antiquité ? Peut-on établir des traditions de construction navale spécifiques à la côte nord-orientale caractérisée par des rias profonds et de multiples archipels ? Y a-t-il eu des influences et des transferts techniques entre les zones maritimes et les eaux intérieures ?
C’est pour répondre à ces questions que le programme de recherche franco-croate ADRIBOATS – Navires et navigation en Adriatique nord-orientale dans l’Antiquité a été conçu il y a une quinzaine d’années1 . Depuis, un nombre considérable de données scientifiques ont été collectées. La douzaine d’épaves découvertes et systématiquement étudiées en Istrie, en Dalmatie et dans les eaux intérieures de la République de Croatie, tant en milieu immergé qu’en milieu urbain, lors de fouilles sur les sites d’anciens bassins portuaires, ont permis de renouveler notre vision de la navigation en Adriatique et de confirmer l’unicité des traditions navales locales par rapport à celles attestées dans d’autres régions de la Méditerranée.
Certaines caractéristiques se rattachent à une tradition de bateaux cousus adriatiques dont l’exceptionnelle épave istrienne de Zambratija, datée de la fin de l’âge du Bronze, démontre l’ancienneté. C’est à partir de l’époque tardo-hellénistique qu’on observe, parallèlement à la survivance des ligatures, l’introduction de nouvelles pratiques de chantier, comme l’emploi de tenons chevillés pour la liaison des bordages de la coque. Ce type d’assemblage propre à la sphère phénico-punique et originaire des côtes levantines, se généralise en Méditerranée à partir du ive siècle avant notre ère.
Compte tenu de l’importance patrimoniale de l’épave de Zambratija qui est, à ce jour, le plus ancien exemple de bateau dont tous les éléments de la coque sont assemblés en utilisant des liens, le Musée archéologique d’Istrie a souhaité procéder à sa récupération. Les vestiges, une fois conservés et restaurés, seront exposés à Pula dans un musée dédié au patrimoine naval istrien.
Dix ans après la dernière campagne de fouilles et l’étude approfondie qui s’en est suivie2 , l’épave a été à nouveau fouillée en juillet et soigneusement démontée. Chaque morceau de coque a été placé dans un support sur mesure puis transporté dans un dépôt pour y être documenté en détail.
Le travail de terrain a offert beaucoup de nouveautés. Les marques bien visibles sur le bois avaient déjà montré que le schéma de couture était simple (point sujet). Si la plupart des liens ont disparu, il a été possible de retirer un petit morceau exceptionnellement conservé. Il sera analysé par des spécialistes qui tenteront de déterminer la nature des matériaux et la technique de fabrication. Une autre nouveauté concerne le système d’étanchéité. La poix, appliquée à l'intérieur de la coque, couvre également la surface extérieure et les bords de contact entre les planches. Enfin, des baguettes, obtenues en fendant des petites branches d’une essence encore à déterminer, sont insérées entre les bordés. Avec la poix et les fines lattes de sapin recouvrant les joints, elles contribuent à l’étanchéité du bateau.Cette nouvelle phase d’étude n’en est qu’à ses débuts. Elle se poursuivra en laboratoire par l’analyse des nombreux échantillons prélevés et par la réalisation de la restitution du bateau d’origine. Au-delà des savoirs, savoir-faire et moyens qu’elle a mobilisés, la récupération de l’épave de Zambratija représente une occasion unique pour les scientifiques. Elle nous permet de remonter aux origines de la construction navale méditerranéenne et d’en suivre l’évolution.
- 1Ce programme est placé sous l’égide du Ministère de l’Europe et des affaires étrangères : Boetto G. 2016, Recherches d’archéologie navale en Adriatique orientale, Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, pp. 1401-1422 (https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_2016_num_160_4_96026).
- 2Koncani Uhač I., Boetto G., Uhač M. (eds.), Zambratija. Prapovijesni šivani brod. Rezultati arheološkog istraživanja, analiza i studija / Prehistoric sewn boat. Results of the Archaeological Research, Analysis and Study (Katalozi i monografije, 33), Pula, Archaeological Museum of Istria.