La double nature du langage : comment grammaire et iconicité sont intégrées en langue des signes (et au-delà)
Les langues des signes, utilisées par les communautés sourdes de par le monde, ont eu un apport considérable pour la linguistique contemporaine, en montrant que la langue n'est pas réductible à la parole : les mêmes types généraux de règles grammaticales se retrouvent tant dans les langues orales que dans les langues signées. Mais les langues signées font un usage plus systématique de l'iconicité que les langues orales. D'où une question : comment grammaire et iconicité sont-elles intégrées ? Deux études coordonnées par une équipe du CNRS proposent de nouvelles pistes.
Les linguistes savent depuis longtemps que les langues des signes sont tout aussi sophistiquées que les langues orales sur le plan grammatical et logique et que, par ailleurs, elles font davantage usage de l'« iconicité », la propriété par laquelle certains mots font référence à des choses en leur ressemblant : en français, par exemple, le nom boum désigne le bruit d'une explosion, et est iconique parce qu'il ressemble à ce bruit.
En langue des signes américaine (ASL), comme dans de nombreuses autres langues des signes, il y a souvent deux façons de dire à peu près la même chose : l'une emploie des mots (signes) standards, et l'autre des expressions hautement iconiques appelées « classificateurs », qui servent à créer des animations visuelles. Toutefois, il reste à comprendre de façon précise comment les signes normaux et les représentations picturales (dues aux classificateurs) sont intégrés pour créer de la signification.
Une équipe internationale coordonnée par des chercheurs du CNRS propose une nouvelle analyse dans deux études publiées dans la revue Linguistics & Philosophy. La première étude, sur l'intégration syntaxique, a pour auteurs Philippe Schlenker, directeur de recherche CNRS à l'Institut Jean-Nicod1 , Emmanuel Chemla, directeur de recherche CNRS au Laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique2 , Mirko Santoro, chargé de recherche CNRS au laboratoire Structures formelles du langage3 , et Carlo Geraci, directeur de recherche CNRS à l'Institut Jean-Nicod, en collaboration avec Marion Bonnet (Université de Göttingen), Jonathan Lamberton (chercheur indépendant à New York et interprète sourd), et Jason Lamberton (Université Gallaudet). La seconde étude, sur l'intégration sémantique, a pour auteurs Philippe Schlenker et Jonathan Lamberton.
Ces études montrent que l'ASL peut enrichir sa grammaire habituelle (souvent avec l'ordre des mots Sujet - Verbe - Objet) avec une grammaire picturale distincte, dans laquelle les représentations apparaissent dans l'ordre où elles le feraient sur les panneaux illustrés d'une bande dessinée — non pas parce que l'ASL emprunte des techniques aux bandes dessinées, mais parce que le même mécanisme cognitif, la représentation visuelle, est impliqué dans les classificateurs et dans les bandes dessinées. En outre, tout comme dans les bandes dessinées, le choix du point de vue est crucial dans la manière dont les classificateurs sont représentés. La langue orale doit recourir à différentes modalités (parole et gestes) pour créer une synthèse comparable de la grammaire et des représentations picturales.
Ces résultats montrent toute l'importance des animations visuelles dans le langage. La vision traditionnelle du langage comme système discret (c’est-à-dire constitué d'éléments non-continus, les mots) se révèle ainsi incomplète : au sein du langage, ce système discret peut être complété par des animations visuelles continues, dans une seule et même modalité dans les langues des signes, et dans deux modalités — la parole et les gestes — dans les langues orales.
Pour illustrer la différence entre signes normaux et classificateurs, on peut prendre l'exemple d'un enseignant qui souhaite dire : « Hier, pendant la pause, un étudiant est parti ». L'action peut être exprimée de deux façons en ASL. Comme pour le mot français partir, le locuteur signant peut utiliser un verbe normal qui ne précise pas la manière dont le mouvement s'est produit. Mais le locuteur peut aussi utiliser un classificateur, réalisé par un index dressé, qui crée une animation simplifiée d'une personne sortant de la salle de cours — rapidement ou lentement, vers la droite ou vers la gauche, directement ou en faisant un détour, selon les détails du mouvement du doigt. Le classificateur fonctionne ainsi comme une sorte de marionnette animée insérée au milieu d'une phrase, ce qui donne lieu à une extraordinaire interaction entre signes normaux et représentations visuelles.
Mais comment ces deux composantes (la grammaire habituelle et les animations visuelles) sont-elles intégrées ? Les auteurs se sont d'abord posé cette question dans le domaine de la syntaxe. En ASL, l'ordre des mots de base est SVO — Sujet Verbe Objet, comme en anglais ou en français. Mais il a été observé que les classificateurs préfèrent souvent que leurs objets soient placés avant le verbe, avec par exemple l'ordre Sujet Objet Verbe (SOV). Les chercheurs suggèrent que c'est précisément parce qu'ils créent des animations visuelles que les classificateurs dérogent à l'ordre habituel des mots de l'ASL. Mais ils font d'abord une observation qui ne fait qu'approfondir le mystère. Si un classificateur est utilisé pour représenter un crocodile dévorant une balle, le sujet et l'objet apparaissent de préférence avant le verbe (SOV). Mais si le classificateur représente un crocodile qui recrache une balle qu'il avait précédemment ingérée, l'ordre SVO est rétabli.
Pourquoi un tel contraste ? L'explication est que, en raison de leur nature picturale, les classificateurs suivent de préférence l'ordre que l'on trouverait dans une bande dessinée, si on la regarde de gauche à droite. Dans le cas du crocodile qui avale une balle, le crocodile et la balle sont visibles avant l'action d'avaler, et c'est pour cela que le sujet et l'objet précèdent le verbe (par exemple ave l'ordre SOV). En revanche, pour représenter un crocodile qui recrache une balle, on voit d'abord le crocodile (le sujet) et l'action (le fait de recracher), et ensuite seulement la balle (l'objet) qui sort de la gueule du crocodile ; c'est la raison pour laquelle on retrouve l'ordre SVO.
Dans les langues orales, les mots ne peuvent pas créer d'animations visuelles, mais les gestes le peuvent. Ce travail sur les classificateurs des langues des signes offre une perspective nouvelle sur les gestes des langues orales. Il a été montré depuis longtemps que, dans des séquences de gestes silencieux (de pantomimes), les locuteurs de diverses langues orales utilisent de préférence l'ordre SOV, même si cela va à l'encontre de l'ordre de leur langue maternelle, comme c'est le cas en français ou en anglais (ordre SVO). Mais les auteurs montrent que cette préférence pour l'ordre SOV ne vaut que pour les gestes du type « avaler ». Lorsque l'on considère les gestes du type « recracher », l'ordre SVO est rétabli, tout comme pour les classificateurs de l'ASL. Là encore, l'explication réside dans le fait que les gestes apparaissent dans l'ordre que l'on trouverait dans une bande dessinée.
Dans leur deuxième étude, Schlenker et Lamberton s'interrogent sur la manière dont les significations des signes standards et des classificateurs sont intégrées. Depuis les années 1960, la signification linguistique est analysée à l'aide de méthodes logiques. Certains chercheurs ont récemment avancé l'idée qu'il existe une logique des représentations picturales. Se fondant sur ces travaux, Schlenker et Lamberton suggèrent que les deux faces de la signification en langue des signes sont intégrées en combinant la logique des mots et la logique des représentations picturales. Plus précisément, ce qui permet d'articuler les deux est la notion de point de vue, correspondant à la position d'une caméra vidéo. Dans notre exemple cité plus haut, où un index dressé représente un étudiant sortant de la salle de cours, la position de la caméra correspondra probablement au point de vue de l'enseignant.
L'ASL offre une grande souplesse dans la manipulation des points de vue. Parfois, deux classificateurs qui apparaissant dans la même phrase sont évalués par rapport à des points de vue distincts, comme c'est le cas lorsqu'un professeur enseigne la linguistique dans une salle et la philosophie dans une autre, et qu'il souhaite représenter un étudiant quittant rapidement la salle de philosophie et un autre quittant lentement la salle de linguistique : chaque animation correspond à une position de caméra spécifique et a ainsi son propre point de vue. Et ce n'est là que la partie émergée de l'iceberg, car la manipulation des points de vue peut être plus sophistiquée encore.
Ici aussi, les classificateurs des langues des signes offrent une nouvelle perspective sur les gestes des langues orales. Si les mots ne peuvent pas créer d'animations visuelles, les gestes, eux, le peuvent. Et la dépendance du point de vue des classificateurs des langues des signes se retrouve dans les gestes, jusque dans les détails. Les auteurs concluent qu'ils donnent ainsi un contenu nouveau à une idée ancienne : si la parole seule ne peut égaler la riche composante iconique de la langue des signes, la parole accompagnée de gestes y parvient parfois.
Références :
Schlenker P., Bonnet M., Lamberton J., Lamberton J., Chemla E. Santoro M. Geraci C. 2024, Iconic Syntax: Sign Language Classifier Predicates and Gesture Sequences, Linguistics & Philosophy 47:77-147.
Schlenker P., Lamberton J. à paraître, Iconological Semantics, Linguistics & Philosophy.