Travail, environnement et cancers du sang : le GISCOPE 84, une recherche transformatrice à la croisée des savoirs

La Lettre Sociologie

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Sociologue, chargé de recherche CNRS au Centre Norbert Elias (CNE, UMR8562, CNRS / AMU Avignon Université), Moritz Hunsmann mène notamment des recherches sur les inégalités de santé et la santé environnementale. Il codirige le Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle et environnementale dans le Vaucluse (GISCOPE 84).

Depuis 2017, le Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle et environnementale dans le Vaucluse (GISCOPE 84) met en œuvre une démarche de recherche interdisciplinaire et pluriprofessionnelle prenant appui sur une enquête systématique auprès de malades de lymphomes non hodgkiniens et de myélomes multiples pris en charge dans les établissements du Groupement hospitalier de territoire du Vaucluse (GHT 84). Porté par treize organismes membres, le GISCOPE 84 est aujourd’hui solidement implanté dans le territoire de la basse vallée du Rhône. En témoignent de nombreuses sollicitations de la part d’oncologues et de médecins généralistes, de collectifs de travailleurs et travailleuses, de riverains, ainsi que d’acteurs publics divers (l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail - Anses, le Sénat, la Caisse nationale de l'Assurance Maladie - Cnam, etc.) Programme de recherche-action interdisciplinaire et pluriprofessionnel, le GISCOPE 84 est toutefois, à bien des égards, un « objet scientifique non-identifié » dans le paysage de la recherche française. Son inscription dans le cadre des « SOSI » et le soutien de CNRS Sciences humaines & sociales contribuent en ce sens à stabiliser ce programme à l’interface des disciplines, des mondes professionnels, de la science et la société. 

Travailleur en réparation de carrosserie © Image'in

Des expositions cancérogènes omniprésentes, une épidémie invisible

Une récente étude de l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail estime qu’au cours de la dernière semaine travaillée, 47,3 % des travailleuses et travailleurs d’un échantillon représentatif de six pays membres de l’Union européenne (dont la France) étaient exposées à au moins un des vingt-quatre cancérogènes pris en compte dans l’enquête[1]. Autrement dit, les expositions professionnelles aux cancérogènes sont massives — et les cancérogènes présents dans les processus de production se retrouvent souvent dans l’air que nous respirons, l’eau que nous buvons, le sol que nous cultivons, les aliments que nous mangeons. En première ligne face aux risques cancérogènes, les travailleurs et travailleuses sont en ce sens, comme l’expliquait le toxicologue Henri Pézerat, les sentinelles de la santé environnementale. 

En France, depuis quarante ans, les dysfonctionnements du système de prévention et de réparation des risques professionnels, en particulier des cancers, ne cessent d’être pointés du doigt par les rapports administratifs et parlementaires et par les scientifiques. Pour les cancers, plus encore que pour toute autre maladie professionnelle, le fonctionnement du système de prévention et de réparation des risques professionnels fait obstacle non seulement à la reconnaissance mais aussi à la connaissance et à la prévention des atteintes liées au travail. La commission chargée d’estimer le coût que représente, pour la branche maladie de la Sécurité sociale, la sous-reconnaissance des accidents du travail et des maladies professionnelles estime désormais que, chaque année, « le nombre de cas de cancer attribuables à l’activité professionnelle serait compris entre 69 600 et 102 100 »[2]. Cela représente entre 16 et 24 % des nouveaux cas de cancers en France — une estimation plancher, puisque seuls les cancérogènes classés avec un niveau de preuve élevé sont pris en compte et qu'il est fait abstraction des « effets cocktail » en cas de coexposition. Au cours des cinq dernières années, ce sont moins de 1 800 cancers, dont les trois-quarts liés à l'amiante, qui ont été reconnus en maladie professionnelle et la tendance est à la baisse. Autrement dit, environ 98 % des cancers d’origine professionnelle restent non reconnus et donc socialement invisibles — pour les responsables de santé publique comme pour les personnes qui en sont atteintes. 

Le GISCOPE 84, une recherche transformatrice à l’interface de la santé au travail et de la santé environnementale

Face à ce double échec des politiques de prévention et de réparation, et devant l’augmentation croissante du nombre de cancers hématologiques, les membres du GISCOPE 84 se sont associés pour mettre en œuvre un programme de recherche pour l’action, dans l’objectif de mettre en lumière les origines professionnelles et environnementales des cancers hématologiques, de faciliter l’accès au droit à la reconnaissance en maladie professionnelle des victimes, et de contribuer à prévenir les cancers de demain

Portée par une équipe pluriprofessionnelle composée de médecins hospitaliers, de professionnels de la prévention (médecins du travail, ingénieurs, chimistes, (ergo)toxicologues, etc.), ainsi que de chercheurs et chercheuses en sciences sociales, santé publique et biologie, la recherche interventionnelle menée par le GISCOPE 84 repose sur la reconstitution systématique des parcours professionnels des malades (par des sociologues), l’analyse de ces parcours par un collectif pluridisciplinaire d’expertises qui identifie les expositions professionnelles subies à chaque poste de travail, et l’accompagnement — par une assistante sociale et une sociologue chargée du suivi — des malades éligibles qui souhaitent s’engager dans une déclaration de maladie professionnelle. 

L’enquête a une double portée, individuelle et collective : elle bénéficie directement aux personnes reconnues en maladie professionnelle (versement d’une rente de réparation, prise en charge intégrale de tous les soins) et elle induit l’imputation des frais de santé liés aux cancers professionnels à la branche accidents du travail/maladies professionnelles (AT/MP) de la Sécurité sociale, branche abondée par les seuls employeurs. 

À ce jour, elle a permis de documenter — et de coder dans une base de données — les parcours de travail de plus de 460 malades, ce qui correspond à environ 6 000 postes de travail, avec une description fine des activités exercées à chaque poste, ainsi qu'à plus de 10 000 situations d’exposition à des cancérogènes. À notre connaissance, les données produites par le GISCOPE 84 constituent la description la plus fine des expositions professionnelles aux cancérogènes subies par les personnes atteintes de cancers hématologiques. Ancrée dans le fonctionnement quotidien du Pôle de Cancérologie Publique de Territoire du GHT 84, cette enquête « permanente » a vocation à se poursuivre dans les années à venir.

Épandage de pesticides dans des vignes © Luca Piccini Basile

L’analyse des premiers résultats livre un triple constat. Premièrement, l'exposition professionnelle aux cancérogènes est un phénomène massif et structurel : 90 % des malades ont subi une exposition à deux cancérogènes ou plus au cours de leur vie de travail ; la moitié des malades ont été exposés à six cancérogènes différents ou plus au cours de leur carrière. Autrement dit, parmi les personnes atteintes de cancers du sang, la polyexposition professionnelle aux cancérogènes est la norme. Deuxièmement, il existe de fortes inégalités sociales face à l'exposition professionnelle aux cancérogènes : 64 % des postes exposés sont des postes d’ouvriers, 20 % des postes d'employés. Sans surprise, les classes populaires sont les premières à supporter les coûts sanitaires et sociaux de ces expositions. Enfin, plus de la moitié des malades, dont le parcours de travail a été expertisé, sont orientés vers une déclaration de maladie professionnelle, une proportion d’autant plus significative qu’il n’y a aucun tri des malades en fonction de leur métier ou d’expositions supposées. À ce jour, quarante-deux personnes, soit plus de 9 % des malades ayant participé à l’enquête, ont d’ores et déjà été reconnus en maladie professionnelle — environ la moitié des dossiers sont encore en cours. Au regard des expositions subies, la sous-reconnaissance demeure importante, particulièrement pour les femmes dont l’accès au droit s’avère plus difficile[3]. Nonobstant, ce taux de reconnaissance de 9 % est environ vingt fois supérieur à la moyenne nationale des reconnaissances pour les cancers hématologiques sur la même période. L'enquête permanente du GISCOPE 84 montre donc qu'il est possible de briser l'invisibilité de l'origine professionnelle de ces cancers et de contribuer directement à l'amélioration de l'accès au droit à la reconnaissance en maladie professionnelle[4]. 

L’enquête permanente, une pépinière de projets de recherche, de formation et de prévention

En construisant une connaissance précise des expositions professionnelles et environnementales aux cancérogènes, l’enquête ouvre la voie à des actions de prévention, ainsi qu’à des projets de recherche novateurs. Les données inédites produites sur les expositions subies par les personnes atteintes d’hémopathies malignes constituent, en effet, le socle scientifique permettant le développement de projets de recherche à l‘interface entre sciences sociales et sciences médicales & du vivant — en sociologie (inégalités sociales et de genre devant l’exposition et la reconnaissance en maladie professionnelle), en économie de la santé (coûts des cancers du sang d’origine professionnelle et de leur sous-reconnaissance), en épidémiologie clinique (expositions aux pesticides et devenir post-diagnostic des malades), ou encore en biologie (mécanismes de cancérogénicité et de chimiorésistance).

Par ailleurs, grâce aux données produites par l’enquête permanente, le GISCOPE 84 est en mesure de développer une formation professionnelle & universitaire, notamment via le diplôme universitaire « Cancer – Travail – Environnement », lancé en 2024 à l’université d’Avignon. Porté par le GISCOPE 84, ce diplôme répond à un besoin de formation exprimé par de nombreux partenaires du GIS. Il propose une formation théorique et pratique sur le rôle du travail et des risques environnementaux induits par les modes de production, dans ses multiples dimensions : origine, prise en charge, indemnisation et prévention. Il s’adresse aux acteurs de la santé au travail et de la santé environnementale. 

Enfin, s’il n’a pas vocation à devenir lui-même opérateur de prévention, le GISCOPE 84 contribue activement à la prévention des expositions, d’une part en diffusant les résultats de l’enquête et, d’autre part en nouant des partenariats avec les acteurs de la prévention en milieu de travail : la Direction régionale de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités - Dreets (afin de faire cesser des situations d'exposition récurrente aux cancérogènes et des infractions au code du travail et au code de l'environnement), la Caisse d'assurance retraite et de la santé au travail - CARSAT et les services de santé au travail (prévention des expositions cancérogènes liées aux produits de nettoyage et de désinfection, notamment), ou encore des acteurs du monde agricole (principalement pour la prévention des expositions aux pesticides). 

Le GISCOPE 84 est actuellement financé par la Ligue contre le cancer, l'ARS PACA, le Conseil régional de la région Sud/PACA, la Fondation de France, le Plan Ecophyto II+, le Fonds national pour la démocratie sanitaire, ainsi que la DREETS PACA.

 

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Moritz Hunsmann, Étienne Amiet, Aurore Aubail, Julie Bart,  Sylvain Bertschy, Cécile Durand, Fatma Hamdoun, Florette Rat, Cédric Richier, Judith Wolf, Hind Zaanane, Borhane Slama & l'équipe GISCOPE 84

Contact

Moritz Hunsmann
Chargé de recherche CNRS, Centre Norbert Elias

[1] EU-OSHA, 2023, Occupational cancer risk factors in Europe – first findings of the Workers’ Exposure Survey, European Agency for Safety and Health at Work – EU-OSHA. https://osha.europa.eu/en/publications/occupational-cancer-risk-factors-europe-first-findings-workers-exposure-survey

[2] Desriaux F. 2024, Entre 2 et 3,6 Mds d’euros de sous-reconnaissance des maladies professionnelles, Santé & Travail.https://www.sante-et-travail.fr/entre-2-et-36-mds-deuros-sous-reconnaissance-maladies-professionnelles

[3] Hunsmann & al. 2023, Poly-exposition aux cancérogènes et reconnaissance en maladie professionnelle : le cas des patients atteints de lymphome non hodgkinien. Premiers résultats de l’enquête GISCOP 84, Droit Social, n° 2 : 120-129, disponible en ligne.https://hal.science/hal-04225523  

[4] Voir à ce sujet la capsule vidéo réalisée par la Ligue contre le cancer.  https://emploicancer.ligue-cancer.net/cancer-dorigine-professionnelle-une-reconnaissance-essentielle