L’accueil en résidence d’enseignantes-chercheuses et enseignants-chercheurs dans les laboratoires et les musées
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Depuis 2022, le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche a souhaité mettre en place un dispositif de résidences en unités mixtes de recherche (UMR) et en musée à destination des enseignantes-chercheuses et enseignants-chercheurs (EC) et en a confié la gestion au CNRS. Sur le modèle des délégations auprès du CNRS, vingt-six semestres ont été financés en 2022-2023 et trente-deux semestres pour les années 2023-2024 et 2024-2025. Alors que la troisième année du dispositif est en cours et que son renouvellement pour une quatrième année est souhaité, il est temps de dresser un premier bilan de l’opération, qui a bénéficié pour l’instant à cinquante-sept EC.
Le dispositif s’adresse à toutes les EC titulaires affectés dans un établissement du supérieur et prévoit un accueil dans une UMR ayant le CNRS comme tutelle et dans un des musées partenaires du dispositif. Les EC sont déchargés de leurs enseignements et se consacrent, pendant la durée de leur résidence, à développer des recherches et élaborer des projets en sciences humaines et sociales en lien avec les structures d’accueil. Ces recherches peuvent porter aussi bien sur les activités, les bâtiments, les sites, les collections, la fréquentation des musées ou leur inscription dans le territoire. Une candidature pour un renouvellement est possible et certains projets ont ainsi été conduits sur trois ou quatre semestres consécutifs.
Les EC participant au dispositif proviennent non seulement, et en majorité, d’établissements du supérieur situés en région parisienne (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Université Paris Cité, Sorbonne Université, Université Paris Nanterre, CY Paris Université, Inalco, Université Sorbonne Paris Nord, etc.), mais également de province (Université Bretagne Sud, Université Bordeaux Montaigne, Université Lumière Lyon 2, Université Paul Valéry Montpellier 3, Université de Lorraine, Université de Franche-Comté, ENSA Normandie, etc.) et d’Outre-Mer (Université des Antilles). Ces EC ont fait le choix d’être accueillis dans l’UMR à laquelle ils appartenaient ou de s’orienter vers une autre UMR ou unité d’appui et de recherche (UAR) d’accueil (notamment vers une Maison des sciences sociales et des humanités - MSH).
Les projets ont été portés dans des établissements muséaux très divers, dont certains ont accueilli des EC pour plusieurs sessions : Mucem (13 semestres), Muséum national d’histoire naturelle (12 semestres), Musée de l’histoire de l’immigration (9 semestres), Musée du Quai Branly-Jacques Chirac (6 semestres), Mémorial du camp de Rivesaltes (3 semestres), Musée d’art et d’histoire du Judaïsme (3 semestres), Musée Picasso (6 semestres), Musée de la musique - Philharmonie de Paris (3 semestres), Universcience (3 semestres), Muséum d’histoire naturelle de La Rochelle (3 semestres), Centre Pompidou (2 semestres), Cité de la musique (2 semestres), Musée d’Angoulême (2 semestres), Musée d’Archéologie nationale (2 semestres), Cnam (2 semestres), Musée de Bretagne (2 semestre), Musée de Cluny (2 semestres), Musées de Sens (2 semestres), Musée de l’Homme (2 semestres), Musée national de Préhistoire (2 semestres), Musée Fernand Léger (2 semestres), Musée de l’Air et de l’Espace (1 semestre), Lille Métropole Musée d'art moderne - LaM (1 semestre), Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon (1 semestre), Prieuré de Salagon (1 semestre).
Si l’archéologie, l’histoire de l’art et l’histoire demeurent les grands domaines disciplinaires dominants, les projets proposés concernent également l’ensemble des champs disciplinaires des sciences humaines et sociales (sociologie, ethnologie, géographie, économie, humanités numériques, linguistique, architecture, épistémologie et histoire des sciences) ou s’inscrivent dans une perspective interdisciplinaire (archéométrie). Parmi les thématiques abordées par tous ces projets de recherche, on signalera notamment des travaux très diversifiés et riches portant par exemple sur le commerce transatlantique des pianos et des harpes au xixe siècle, les mobilités ouest-africaines en France depuis les années 1960, la gestion des ressources en bois par les sociétés de Mésoamérique précolombienne, les mobiliers des sépultures épiscopales entourant la cathédrale d’Angoulême, la nomenclature du vivant à l’Anthropocène, les usages de la photographie en migrations, le réseau épistolaire de Pablo Picasso, la cathédrale de Sens comme espace pluriel de création dans la cité, l’histoire des collections antillaises au musée du Quai Branly… Les résidences en cours (2024-2025) explorent des champs tout aussi passionnants : les collections guayaki du musée du Quai Branly, l’expression de la « Bretagne » à travers la photographie contemporaine, la construction du genre au Vanuatu, la faune et la flore de l’Amou Darya aux premiers siècles de l’Islam, la représentation du théâtre de Shakespeare dans les cartes-réclame ou la construction sociale d’un paysage de la Préhistoire dans la vallée de la Vézère…
À l’issue de ces résidences, une riche moisson de publications, de colloques, de journées d’études, d’exposition, de dépôt de projets financés a pu être réalisée et le bilan de l’année 2024-2025 s’annonce tout aussi impressionnant ! Une journée d’étude sur le bilan et les prospectives du dispositif aura lieu le 14 février 2025 au siège du CNRS.
Stéphane Bourdin, directeur adjoint scientifique, CNRS Sciences humaines & sociales
Trois questions à Anaïs Fléchet, sur son expérience au sein du Musée de la musique - Philharmonie de Paris
Anaïs Fléchet est professeure d'histoire contemporaine à Sciences Po Strasbourg, membre du Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles (LinCS, UMR7069, CNRS / Université de Strasbourg). Elle a réalisé une résidence au Musée de la musique - Philharmonie de Paris en 2023-2024 dans le cadre du programme CNRS « Accueil en résidence des chercheurs dans les musées ». Pour CNRS Sciences humaines & sociales, elle revient sur cette expérience.
Pourquoi avoir postulé à cet appel ?
Quand j’ai vu passer l’appel sur la liste de diffusion de mon laboratoire (à l’époque, j’étais maîtresse de conférences à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et rattachée au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines), j’ai tout de suite été séduite. Non pas que je m’ennuyais à l’université, où les journées sont toujours bien remplies : je venais de soutenir mon habilitation à diriger des recherches (HDR) et je terminais mon mandat de directrice du département d’histoire. Mais l’idée de mener mes recherches dans un établissement culturel (ici, non seulement un musée, mais aussi une formidable salle de concerts, une médiathèque) répondait à deux enjeux essentiels à mes yeux d’historienne : d’une part, l’importance des objets — donc d’une approche très matérielle — et de leurs circulations pour comprendre comment les cultures voyagent et façonnent nos sociétés contemporaines ; d’autre part, la nécessité de faire vivre les savoirs académiques hors des murs de l’université.
J’avais déjà eu l’occasion de travailler avec le Musée de la musique : d’abord, comme toute jeune chercheuse, pendant ma thèse, pour l’exposition Musique Populaire Brésilienne ; puis pour l’organisation des journées d’études « Musique, Contestations, Contre-Cultures » (2016) et « Coloniser / Décoloniser en musique » (2017). Je dirigeais par ailleurs, depuis 2021, la thèse d’Ariane Théveniaud sur les collections d’instruments extra-européens du Musée de la musique et du Musée du Quai Branly.
J’avais pu ainsi mesurer le savoir-faire des équipes et la richesse des collections du Musée de la musique, qui comprennent non seulement des instruments, bien sûr, héritées du Conservatoire national supérieur de musique ou fruit d’acquisitions contemporaines, mais aussi des œuvres d’art, des partitions et surtout d’importants fonds d’archives, dont ceux des facteurs de piano Érard, Pleyel et Gaveau, sur lesquels je souhaitais travailler.
Mon travail s'inscrit aussi dans le cadre plus général de l'International Research Project (IRP) Transatlantic Cultures, porté par le CNRS et l’université de São Paulo, qui rassemble des chercheurs et chercheuses latino et nord-américains, africains et européens pour écrire une histoire connectée de l'espace atlantique à l'époque contemporaine. Ce projet de science ouverte est à l'origine d’une plateforme numérique éditée en quatre langues pour comprendre les dynamiques culturelles de l’espace atlantique et son rôle dans le processus de mondialisation contemporain.
Pouvez-vous nous présenter votre projet et nous préciser ce que cette résidence au sein du Musée vous a apporté et, réciproquement, ce que vous avez apporté au musée ?
Mon projet porte sur l’histoire des pianos et la manière dont cet instrument s’est diffusé dans l’ensemble du monde au xixe siècle, devenant le symbole de l’expansion de la « civilisation européenne » avec tout ce que cela implique de hiérarchies raciales, sociales et de genre. À la Nouvelle Orléans, à Rio de Janeiro, à Melbourne ou à Shanghai, le piano a joué un rôle central dans la mondialisation des cultures sonores avant même l’invention de l’enregistrement.
La résidence au Musée de la musique m’a permis d’étudier les archives des maisons Érard et Pleyel, qui ont dominé le marché international avec la firme britannique Broadwood au xixe siècle : soit près de 95 000 pages de livres de vente, couvrant une période allant des années 1780 aux années 1950, sur lesquelles figurent tous les pianos sortis des ateliers, chacun avec son numéro de série, son prix, le nom de l’acheteur, le lieu d’expédition, etc. J’ai bénéficié de l’expertise de Thierry Maniguet, responsable de l’équipe Conservation-Recherche du Musée de la musique, et du financement d’un stagiaire en informatique pour le développement d’un système OCR (reconnaissance optique de caractères) spécifique à ce type de manuscrit tabulaire. J’ai pu ainsi développer une analyse sérielle des exportations de pianos, qui permet de suivre la diffusion de l’instrument dans les Amériques dès le début du xixe siècle, puis en Asie et en Afrique à la faveur de la poussée coloniale.
Outre mes recherches sur les pianos, cette résidence a été l’occasion de participer au réaménagement de la collection permanente du Musée de la musique, qui ouvrira au public en mai 2025. Le nouveau parcours met l’accent sur l’histoire mondiale des instruments de musique, conçus comme autant de carrefours interculturels. J’ai pu en suivre les différentes étapes, en dialogue avec les conservateurs, écrire des cartels sur les pianos et apporter des éclairages ponctuels sur les musiques latino-américaines. J’espère avoir contribué ainsi à transmettre les recherches récentes en sciences humaines et sociales sur la mondialisation musicale et à décentrer les récits du musée.

Cette gravure représente six esclaves noirs, reconnaissables au fait qu’ils ne portent pas de chaussures, transportant sur leur tête un piano à queue dans une ruelle bordée de palmiers. Quelques jours auparavant, l’auteur relevait déjà le bruit de « douzaines d’orgues et de pianos jouant ensemble dans le but d’attirer les chalands » dans les boutiques élégantes de Rio. Un piano à queue, six
esclaves, des dames vêtues à la mode parisienne, douze orgues et encore autant de pianos : l’équation renvoie à un imaginaire de l’ailleurs caractéristique des récits de voyage. Elle rend compte de l’intensité des circulations transatlantiques comme de la force du système esclavagiste, qui n’a été aboli au Brésil qu’en 1888.
Chaque page de ce livre de vente comprend 50 pianos numérotés ici de 123 150 à 123 200. Les types d’instruments (à queue, droit, pianino) et les modèles sont indiqués, ainsi que les éventuelles options, la date de vente, le nom de l’acheteur, sa ville, le prix et les coûts annexes (emballage, transport, etc.). Parmi les destinations à l’étranger, Londres et Bruxelles, mais aussi Smyrne, Bahia, Rio de Janeiro, Constantinople et Mexico.
Maintenant que votre résidence est terminée, qu’imaginez-vous pour la suite ?
À la rentrée 2025, j’ai été élue professeure d’histoire contemporaine à Sciences Po Strasbourg. Je suis à présent rattachée au Laboratoire interdisciplinaire en Études Culturelles, où j’entends poursuivre mes recherches sur l’histoire du piano, en intégrant les archives Brodwood (Royaume-Uni) et Steinway (États-Unis).
Je continue à travailler avec le Musée de la musique. En novembre, j’ai organisé une journée d’études sur « Le marché mondial des instruments de musique : facture, commerce, collections » avec Alexandre Girard-Muscagorry et Ariane Théveniaud, respectivement conservateur et restauratrice du patrimoine. Les quatre sessions — « Collections et Empires », « Échanges et appropriations », « Sourindro Mohun Tagore, un faiseur de collections » et « Une économie-monde de l’instrument » — ont associé des historiens et historiens de l’art, musicologues, spécialistes d’organologie et conservateurs du patrimoine venus d’Europe, d’Amérique, d’Australie et d’Afrique du nord. Les interventions serviront de fondement à un projet de recherche collectif sur l’histoire globale des instruments de musique.
Par ailleurs, je rédige en ce moment un chapitre introductif pour l’ouvrage Carrefours musicaux, coédité par la Philharmonie de Paris, le Centre des monuments nationaux et Flammarion. Ce livre-catalogue, richement illustré, accompagnera le nouveau parcours du musée en montrant comment chaque instrument des collections, depuis les clavecins flamands jusqu’au marimba mexicain, ouvre vers une histoire des circulations des matériaux, des motifs, des objets, des facteurs, des musiciens et des imaginaires.
Enfin, j’entends poursuivre le travail en humanités numériques initié sur les fonds Érard et Pleyel pour permettre à un plus grand nombre de chercheurs, chercheuses et d’industriels du secteur d’utiliser ces archives. Nous soumettrons prochainement un projet au sein du Programme de recherche Industries culturelles et créatives (PEPR ICARRE) pour développer ces outils.

Piano à queue, Maison Erard, Paris, 1802, E.986.8.1
Collections Musée de la musique / Cliché Albert Giordan, 1995