Les langues des signes : un défi pour les sciences du langage

La Lettre Sciences du langage

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Directrice de recherche CNRS au laboratoire Structures formelles du langage (SFL, UMR7023, CNRS / Université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis), Patricia Cabredo Hofherr travaille sur la syntaxe et la sémantique des langues naturelles dans une perspective comparative.

La représentation du langage humain est fortement liée à l’expression vocale du langage, comme l’indique la définition du mot « langue » dans le Trésor de la langue française informatisé : « Système de signes vocaux et/ou graphiques, conventionnels, utilisé par un groupe d'individus pour l'expression du mental et la communication » (Trésor de la langue française informatisé TLFi II. A. 1Voir aussi les définitions du Larousse et du Centre national de ressources textuelles et lexicales).

Le lien entre langage humain et langue vocale se retrouve aussi dans les mots utilisés pour désigner les langues, souvent liées à l’organe d’articulation (se mordre la langue – la langue maternelle) ou à l’action de parler (parler bas - le parler savoyard).

Pendant longtemps, l’objet des sciences du langage était l’étude du langage vocal, soit dans sa forme parlée soit dans une représentation écrite d’une langue vocale. L’articulation des sons par le conduit vocal était considérée comme une propriété intrinsèque du langage humain. Des systèmes de communication non-vocaux par des symboles (❤️ pour signifier l’amour ou la bienveillance) ou des gestes (hochement de tête pour dire non) étaient considérés comme externes au langage humain.

Or, depuis les années 1960, les recherches sur les langues des signes ont démontré que celles-ci sont des langues au même titre que les langues vocales : les langues des signes sont des systèmes complexes de communication partagées par des communautés d’individus, avec un vocabulaire de signes conventionnels et des règles grammaticales. Tout comme les langues parlées, les langues des signes permettent l’expression d’idées et émotions complexes.

L’étude des langues des signes fait émerger de nouvelles questions pour les sciences du langage, notamment la question de savoir dans quelle mesure les régularités observées pour les langues vocales peuvent être généralisées pour englober les langues vocales aussi bien que les langues des signes.

Une caractéristique saillante des langues vocales est leur organisation sur deux niveaux distincts : elles combinent des unités sans sens propre — des sons — pour donner des unités porteuses de sens — les mots. La phonologie, du grec ancien phōnē « voix, son », étudie les éléments sans signification propre : en français, par exemple, la distinction entre les sons [b] et [s] permet de distinguer les mots balle et salle. Les généralisations de la phonologie des langues vocales sont formulées en termes des caractéristiques articulatoires ou acoustiques des sons, comme bilabial pour [b] et alvéolaire pour [s]. Les recherches sur les langues des signes ont montré que les signes des langues des signes, tout comme les mots, peuvent être décomposés en unités plus petites. Pour les langues des signes, les unités distinctives prennent la forme d’un nombre limité de configurations de la main, d’emplacements et de types de mouvement associés aux signes. L’étude des langues des signes a permis de préciser que la propriété caractéristique du langage humain est plus généralement une structuration d’éléments distinctifs qui est indépendante de la modalité du langage : elle se trouve aussi bien dans la modalité vocale/auditive des langues parlées que dans la modalité gestuelle/visuelle des langues des signes.

Quelques exemples de configurations manuelles de la Langue des signes francaise (LSF)

Au niveau des unités porteuses de sens les langues des signes sont des systèmes de signes conventionnels. En effet, différentes langues des signes sont aussi distinctes les unes des autres que différentes langues vocales. En particulier, comme les langues vocales, les langues des signes ne sont pas mutuellement intelligibles. Une grande proportion des signes a une motivation iconique, or cela n’implique pas que le sens de ces signes soit transparent. En effet, les objets et les événements ont de nombreuses propriétés qui peuvent être exploitées pour une représentation iconique. Le fait de connaitre le sens d’un signe rend plus facile la compréhension de sa motivation iconique, mais la forme du signe ne suffit pas pour déduire sa signification : voir ci-dessous l’exemple du signe CHAT en langue des signes française (LSF) et en langue des signes catalane (LSC).

En haut : CHAT en Langue des signes française (LSF). À ce sujet, voir : Galant G. (dir.) 2003, Le Poche – Dictionnaire bilingue LSF/ Français, International Visual Theatre.
En bas : CHAT en Langue des signes catalane (LSC). Vocabulari bàsic en LSC. https://www.youtube.com/@LSC_Vocabulari/featured

Au niveau des signes lexicaux, les signes des langues des signes sont donc des unités conventionnelles et, en principe, remplaçables par un signe d’une forme différente. Cependant, contrairement aux langues parlées, la modalité visuelle des langues des signes permet la représentation iconique en particulier des mouvements dans l’espace et des propriétés de taille et de forme des objets. La grammaire des langues des signes exploite ces aspects iconiques, notamment dans les constructions dites de transfert situationnel, dans lesquelles une main représente une entité dans une configuration spatiale (Voir ci-dessous). Une question ouverte concerne le statut de la représentation du mouvement et de la localisation dans les constructions à transfert situationnel. Ces constructions montrent d’une part des configurations de main conventionnelles qui varient entre différentes langues des signes et d’autre part des expressions du mouvement et de la localisation dans l’espace, qui sont plus uniformes à travers différentes langues des signes1

Transfert situationnel en LSF : déplacement d’une personne dans l’espace


D’un point de vue développemental, l’acquisition d’une langue des signes et celle d’une langue vocale dès la naissance suivent les mêmes étapes pour les enfants qui apprennent une langue de leurs parents dès la naissance. À environ six mois, les enfants commencent à imiter des signes qu’ils observent dans la langue des signes des adultes (le stade de babillement) ; à environ un an, les enfants passent à un stade d’énoncés d’un signe (CHIEN, MANGER), suivi d’un stade d’énoncés de deux signes2. Comme les apprenants d’une langue vocale, qui ont des difficultés dans la prononciation de certains sons, les enfants qui apprennent une langue des signes dès la naissance ont plus de difficultés avec certaines formes manuelles et certains mouvements utilisés dans la production des signes de leur langue de signes. L’étude des langues des signes montre donc que le parcours de l’acquisition d’une langue maternelle dès la naissance est indépendant de la modalité vocale ou signée de la langue apprise.

Les recherches sur les langues des signes ont aussi mis en évidence des bases neuronales du langage, indépendamment de la modalité vocale ou signée. Aussi bien les techniques de neuro-imagerie que les études de patients atteints de lésions cérébrales ont montré que les aires de Broca et de Wernicke sont étroitement associées au traitement du langage. D’une part, les lésions des aires de Broca et de Wernicke provoquent les mêmes troubles du langage (aphasies) dans l’emploi d’une langue signée que ceux observés pour des patients parlant une langue vocale. D’autre part, l’imagerie cérébrale montre que le traitement des sons du langage, d’une part, et des sons non-linguistiques, d’autre part, mettent en jeu des parties différentes du cerveau. Les locuteurs d’une langue des signes montrent une dissociation parallèle entre compréhension et production de signes linguistiques et le traitement d’autres stimuli visuels comme la lecture d’une carte géographique et d’autres tâches manuelles comme le dessin. 

Les recherches sur les langues des signes ont contribué à élargir les recherches sur le langage humain au-delà d’une conception du langage comme un objet vocal perçu par l’ouïe à une conception multimodale du langage qui inclut les langues des signes, mais aussi d’autres domaines dans la modalité visuelle comme la perception visuelle de l’articulation vocale (l’effet McGurk3) et les gestes associés au langage.

Bibliographie :

  • Emmorey K. 2023, Ten Things You Should Know About Sign Languages, Current Directions in Psychological Science, Vol. 32(5): 387–394. DOI: 10.1177/09637214231173071
  • Emmorey K. 2021, New Perspectives on the Neurobiology of Sign Languages, frontiers in Communication, 6:748430. https://doi.org/10.3389/fcomm.2021.748430
  • Sallandre M.-A., Garcia Br. 2021, Langue des signes française et linguistique : enjeux actuels, Le Français Moderne – Revue de linguistique Française : 281‑292.

Contact

Patricia Cabredo Hofherr
SFL

Notes

  1. Goldin-Meadow S.,  Brentari D. 2017, Gesture, sign, and language: The coming of age of sign language and gesture studies, The Behavioral and Brain Sciences vol. 40,: e46. doi: 10.1017/S0140525X15001247
  2. Petitto L.-A., On the Biological Foundations of Human Language, in Emmorey K., Lane H. (eds.) 2000, The signs of language revisited: An anthology in honor of Ursula Bellugi and Edward KlimaPsychology Press.
  3. Dias J. W., Cook T. C., Rosenblum L. D., The McGurk Effect and the Primacy of Multisensory Perception, in Shapiro A. G., Todorovic D. (eds.) 2017, The Oxford Compendium of Visual Illusions, Oxford University Press.