La texture des sons : le son du R serait-il rugueux et le son du L doux ?

Résultats scientifiques Sciences du langage

Dans une étude parue dans The Journal of The Acoustical Society of America, et réalisée auprès de locuteurs de 28 langues différentes, un collectif de scientifiques international montre que jusqu’à 98 % des participants associent le « R » roulé à une ligne dentelée et le « L » à une ligne lisse. Il s’agit du cas le plus solide jamais documenté d’une correspondance iconique entre sons et significations. Cela pourrait constituer une percée dans le domaine de la linguistique.

Supposons qu’on vous montre deux lignes, l’une dentelée et l’autre droite. Laquelle, selon vous, est associée à un son du type « R » et laquelle à un son du type « L » ? Fort probablement, allez-vous associer la ligne dentelée à « R » et la ligne droite à « L ». 

En effet, dans une recherche récente, une équipe internationale — parmi laquelle des scientifiques CNRS du Laboratoire Parole et Langage, du laboratoire Dynamique du langage et du Laboratoire de Phonétique et Phonologie1  — a trouvé qu’un son « R » trillé (un son « R » roulé, comme en italien) est systématiquement associé à des surfaces rugueuses tandis que le son « L » est systématiquement associé à des surfaces lisses, confirmant une relation profonde entre perception auditive, visuelle et tactile (Figure 1). 

L’étude, publiée dans le Journal of the Acoustical Society of America, a impliqué une série d’expériences en ligne et sur le terrain, auprès d’environ 1 030 locuteurs de 28 langues différentes, dont le zoulou, l'albanais, le danois, l'anglais, le grec, l'italien, le farsi, l'espagnol, le russe, le japonais, le coréen, le chinois mandarin, le thaï, le daakie et le palikur. Toutes ces langues ont le son R trillé, à l’exception du palikur, une langue parlée en Amazonie et dans laquelle ce son manque. Quelques-unes de ces langues distinguent le son R trillé (telles que l’italien ou l’espagnol), tandis que d’autres ne distinguent pas les sons R/L (c’est le cas du japonais ou du chinois mandarin). Les chercheurs ont présenté aux participants des images d'une ligne dentelée et d'une ligne droite et leur ont demandé d’imaginer de passer leur doigt le long de chacune d'entre elles. Ils ont ensuite fait écouter aux participants deux sons, un trille alvéolaire R et une approximation alvéolaire L, en leur demandant de faire correspondre chaque son à l'une des lignes. 

Les résultats montrent que jusqu’à 98 % des participants associent le « R » roulé à une ligne dentelée et le « L » à une ligne lisse, un phénomène observé même dans des langues où le R n’existe pas (palikur) ou dans lesquelles ces sons ne sont pas distingués. Cette association est le cas le plus solide jamais documenté d’une correspondance iconique entre les sons de la parole et les propriétés liées à nos sens du toucher et de la vision. Cet effet est même plus fort que l’effet bouba-kiki classique, où les personnes sont plus susceptibles d’appeler un objet arrondi « bouba » et un objet pointu « kiki ». Les chercheurs suggèrent que le « R » trillé, en raison de ses propriétés acoustiques, établit une connexion universelle avec la rugosité, indépendamment du contexte culturel ou linguistique. Ces correspondances intermodales pourraient avoir influencé l’évolution des langues parlées, en façonnant les mots que nous utilisons pour décrire la texture et les formes. Ces résultats remettent donc en question l’idée, très répandue en linguistique, que dans la plupart des mots, il n’y a pas de lien entre les sons qu’ils contiennent et leur signification.

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Figure 1. Oscillogrammes et spectrogrammes pour l'enregistrement de (a) le trille alvéolaire [r] et (b) l'approximant latéral alvéolaire [l]. La ligne rouge superposée est la courbe d'intensité avec une plage comprise entre 55 et 85 dB. La ligne irrégulière (c) et la ligne plate (d) étaient les stimuli visuels correspondants présentés aux participants à l’étude.
  • 1Laboratoire Parole et Langage (LPL, UMR7309, CNRS / AMU), Dynamique du langage (DDL, UMR5596, CNRS / Université Lumière Lyon 2), Laboratoire de Phonétique et Phonologie (LPP, UMR7018, CNRS / Université Sorbonne Nouvelle).

Référence

Ćwiek A., Anselme R., Dediu D., Fuchs S., Kawahara S., Oh G. E., Paul J., Perlman M., Petrone C, Reiter S., Ridouane R., Zeller J., Winter B. 2024, The alveolar trill is perceived as jagged/rough by speakers of different languages)The Journal of The Acoustical Society of America.

Contact

Caterina Petrone
Chercheuse CNRS, Laboratoire Parole et Langage