Le langage en commun

La Lettre Sciences du langage

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Située à la croisée de plusieurs priorités méthodologiques de CNRS Sciences humaines & sociales, telles que les études aréales, les sciences partagées ou le recours à la formalisation, l’expérimentation et l’analyse qualitative et quantitative des données, les sciences du langage bénéficieront en 2025 d'un éclairage particulier au sein de l'institut. L'objectif est d'offrir, grâce à un ensemble d'actions ciblées, une plus grande visibilité aux recherches et donner à voir la diversité des approches et des travaux qui font la richesse de cette discipline.

Objet progressivement investi par des domaines scientifiques divers à partir de sa constitution comme discipline autonome en début du xixe siècle sous la forme de la linguistique historique, les sciences du langage ne sauraient aujourd’hui être présentées autrement qu’en ayant recours au croisement d’approches diverses, depuis l’anthropologie linguistique et la sociologie du langage jusqu’aux théories de la computation, la psychologie cognitive ou les neurosciences. Chacune de ces approches privilégient ses propres méthodes, ses présupposés de départ, et parfois, des outils spécifiques. Nous souhaitons, par le biais du focus sur Le langage en commun, proposer un échantillon aussi varié que possible non seulement de la richesse des approches directement convoquées par l’étude du langage, oral ou signé, mais aussi de la nature fortement interdisciplinaire de la recherche dans ce domaine, et présenter quelques fruits illustratifs de ce dialogue. Le titre que nous avons choisi pour ce dossier renvoie au fait que nous partageons, au-delà des langues que nous parlons et qui constituent autant des liens sociaux et culturels entre les gens, une capacité générale à nous exprimer dans une, voire plusieurs langues, capacité qui est commune à toutes et à tous, et dont la compréhension doit s’appuyer sur la diversité de ses formes. Grâce aux outils de communication du CNRS, nous allons, tout au long de l’année, mettre en valeur les programmes de recherche, les événements et les publications que les collègues pourront nous signaler. Une rubrique récurrente dans la Lettre de CNRS Sciences humaines & sociales visera à mettre en avant des projets en cours, des projets finalisés et particulièrement importants pour notre domaine. 

Parallèlement à ces actions de communication autour des projets existants, le focus Le langage en commun va être ponctuée d’actions plus spécifiques visant à toucher un public élargi. Nous sommes en train de concevoir un projet d’exposition virtuelle sur les outils de la linguistique. Plusieurs laboratoires du CNRS, ainsi que la BnF, grâce au fond Charles Cros, possèdent un patrimoine qui témoigne des avancées dans la maîtrise du son et de sa reproduction à partir de la fin du xixe siècle. Dès le début, ces avancées ont eu comme première application pratique la reproduction de la voix humaine. Les sciences du langage se sont rapidement emparées de ces nouvelles possibilités techniques, qui ont ouvert des perspectives inédites dans l’étude du langage, pour la première fois dans son versant parlé. Ce n’est que le début d’une histoire extraordinaire qui nous amène depuis des outils basés sur la maîtrise du son et de sa reproduction à des outils visant des aspects non-immédiatement visibles de la compétence langagière des êtres humains : sa représentation cérébrale (par le biais d’électroencéphalogrammes par exemple), l’étude fine des réactions comportementales (par exemple à partir des données d’oculométrie), ou d’autres outils qui permettent d’évaluer et de mesurer le traitement de la parole et du signe. Ce projet d’exposition vise également à combiner la présentation des outils dans une perspective historique avec un parcours sonore et visuel, correspondant aux diverses attestations du français parlé et des langues de France issues des premiers efforts pour maîtriser le son, incluant les langues d’Outre-Mer, ainsi que les tentatives précoces des linguistes et des anthropologues pour enregistrer la richesse linguistique du monde. L’exposition virtuelle sera également l’occasion d’une immersion dans les sciences partagées pour ceux et celles qui la visiteront, par le biais des expérimentations en ligne auxquelles les visiteurs pourront participer. 

Nous avons, en outre, lancé le projet d’une infographie sur le langage qui sera publiée chez CNRS Éditions. Ce sera l’occasion de présenter, sous la forme des cartographies et de maquettes diverses, certains des acquis les plus remarquables issus de la recherche en sciences du langage. 

Les articles de ce dossier qui ouvre officiellement notre année de mise en valeur des sciences du langage donnent un aperçu de la portée de ces recherches. Déjà par rapport à l’objet : le langage ne s’exprime pas uniquement par la parole, mais aussi par le geste (langues de signes) comme montré par l’article de Patricia Cabredo-Hofherr. De la même manière que le langage oral, le langage signé se manifeste par une grande variété de langues de signes dans le monde, qui sont aussi différentes entre elles comme peuvent l’être les langues parlées. Le langage est aussi un objet de questionnement par rapport à l’histoire du vivant : il semblerait être propre à l’espèce humaine, et absent chez nos ancêtres les plus proches ou ailleurs. Raphaëlle Malassis nous fait une synthèse de ses recherches sur les capacités cognitives des primates non-humains qui ont pu permettre l’évolution ultérieure du langage chez les humains. Ses travaux se focalisent sur les capacités cognitives non-linguistiques des primates qui simulent certaines propriétés abstraites du langage, telle que la possibilité d’établir des dépendances non-linéaires dans une séquence de signes (une propriété du langage qui nous permet par exemple de prévoir l’accord entre un verbe et son sujet quand ces éléments ne sont pas adjacents, par exemple dans la phrase : « ce sont très probablement les voisins qui ont sonné à la porte ». Pierre-Alexis Michaud nous embarque dans une des missions incontournables du linguiste, devenue urgente par la disparition accélérée de la diversité linguistique dans le monde : la linguistique de terrain, et la confrontation avec la multiplicité des formes du langage humain, sans laquelle on ne peut aborder la question de ce qui fait sa singularité par rapport à d’autres formes de communication. Mathias Urban nous amène dans l’histoire longue des langues, des cultures et des populations, entreprise qui combine la recherche en archéologie, en biologie et en linguistique historique et qui nous permet d’éclairer autant l’histoire des grandes aires linguistiques que l’histoire des populations qui y sont inscrites. Marzena Watorek nous éclaire sur les processus d’acquisition et d’apprentissage, précoce et adulte, qui président au développement des locuteurs bilingues, et plus largement à ce qu’on entend par bi- ou plurilinguisme du point de vue des sciences du langage. Marc Allassonnière-Tang nous porte vers les relations entre langue et culture, par le biais de ses recherches autour de la catégorisation du nom, et plus particulièrement le genre, notion qui donne lieu à des systèmes foisonnants par leur richesse conceptuelle, bien au-delà du binôme masculin/féminin auquel les langues romanes nous tiennent accoutumées, et qui n’est pas représentatif des systèmes de classification des langues du monde.

Ricardo Etxepare, directeur adjoint scientifique, CNRS Sciences humaines & sociales