Transposition. Musique et sciences sociales

« Musique, histoire, sociétés », Hors-série 1, 2018
Les études sur la musique à l’EHESS

Sous la direction de Talia Bachir-Loopuyt et Igor Contreras Zubillaga

Transposition. Musique et sciences sociales est une revue scientifique interdisciplinaire à comité de lecture en libre accès, soutenue et coéditée par l’École des hautes études en sciences sociales et la Cité de la musique-Philharmonie de Paris. Envisageant l’importance de la musique et des pratiques musicales dans l’organisation des sociétés, Transposition entend questionner la manière dont celles-ci les pensent, les instituent et les mettent en scène. À travers l'analyse des pratiques, des discours, des représentations, des institutions et des individus, son ambition est de comprendre les objets musicaux comme des faits sociaux qui participent à leur tour à « la fabrique du social ». Elle veut ainsi se faire l’écho de l’ouverture de la musicologie aux autres disciplines des sciences humaines et sociales, tout en encourageant ces dernières à s’intéresser à l’objet musical.

Les études sur la musique menées par des chercheurs de l’EHESS ne peuvent être appréhendées comme le reflet d’une école de pensée. Elles ne se prêtent pas non plus à une vision englobante ordonnant les divers secteurs et domaines de compétence au sein d’un espace disciplinaire cadastré (« une musicologie EHESS »), mais recouvrent des démarches de connaissance plurielles dont l’un des seuls aspects récurrents est qu’elles se définissent comme distinctes de ce que l’on appellera, parfois, une « musicologie traditionnelle ». Il existe une histoire ancienne et complexe de contacts entre divers savoirs prenant la musique pour objet dans le périmètre des sciences humaines et sociales : contacts qui ont donné lieu à l’institutionnalisation de disciplines « hybrides » (comme l’ethnomusicologie), à des démarches de connaissance plurielles (sociologies, anthropologies, histoires de la musique, etc.), et à des croisements fructueux renouvelant les conceptions et pratiques de l’histoire, de la sociologie, de l’anthropologie, de la philosophie. Les contributions rassemblées dans ce numéro font apparaître des cheminements singuliers qui puisent dans divers savoirs scientifiques, y compris au sein de l’espace éclectique des sciences de la musique (l’histoire de la musique, l’analyse musicale, l’ethnomusicologie, la sociologie de la musique, l’informatique, la psychologie, l’acoustique…). Elles se nourrissent aussi d’un dialogue mené, au-delà du champ scientifique, avec des praticiens des mondes de la musique.

Jacques Cheyronnaud revient sur le séminaire tenu entre 1985 et 1993 au sein du DEA « Anthropologie sociale et Ethnologie », qui problématisait un objet « musique » avec les outils de l’anthropologie historique, à distance de l’approche qui prévalait jusqu’ici dans l’ethnomusicologie régionale de la France autant que des présupposés présidant à l’institutionnalisation d’un secteur des « musiques traditionnelles ». L’article propose de traverser les décennies 1970-1980 et le tournant que devra prendre ce secteur disciplinaire de l’ethnomusicologie.

Faire de la musique un outil d’intelligibilité anthropologique, telle est l’ambition du séminaire que Denis Laborde anime depuis une vingtaine d’années. Les objets d’investigation anthropologique vont de l’histoire des collectes de chants populaires à l’improvisation sur timbre, aux festivals de musiques du monde. Plus récemment, ce séminaire analyse les liens entre musique, immigration et politiques urbaines. Pendant vingt ans, des opérateurs culturels, des philosophes, des sociologues, des compositeurs, des musicologues, des ethnomusicologues, des géographes, des juristes se sont ainsi réunis autour d’un thème érigé en outil de connaissance, l’anthropologie de la musique.

Le séminaire « Lieux et espaces de la musique », initié en 2002 par Michael Werner et Patrice Veit, a exploré des questionnements ayant trait à la spatialité, matérielle et symbolique, de l’activité musicale et à son inscription dans des lieux et des espaces sociaux, en faisant dialoguer des chercheurs et des acteurs du monde de la musique. Tout en décrivant les étapes de la réflexion collective, l’article évoque quelques thématiques transversales qui ont accompagné la discussion : la question des catégories d’analyse et d’action propres à la dimension spatiale ou les problèmes de la perception auditive et de l’écoute. 

Laure Schnapper propose pour sa part un bilan de son séminaire « Musicologie générale. Analyse et écoute comparatives ». En plaçant les étudiants dans des conditions inspirées par celles de l'ethnomusicologue sur le terrain — dont le premier outil est sa seule oreille, cet atelier propose de les exercer à la pratique de l'analyse d'extraits musicaux par l'écoute. Cette démarche a l'avantage de montrer les liens qui, au-delà des différences de culture, unissent des répertoires qui semblaient ne présenter aucun trait commun. L’auteure insiste sur une continuité de questionnements soulevés par ces répertoires d’ordinaire traités de manière séparée par les historiens, ethnomusicologues et sociologues de la musique.

Marc Chemillier, quant à lui, présente les enjeux de son séminaire « Modélisation des savoirs musicaux relevant de l’oralité », en développant les concepts de modélisation, d’expérimentation et de simulation et en les illustrant par des cas tirés d’une enquête à Madagascar. Les modèles proposés par le chercheur peuvent parfois être traduits en programmes d’ordinateurs capables de produire artificiellement des objets culturels conformes à ceux produits par des savoirs traditionnels. La confrontation de dispositifs de ce type avec la réalité du terrain ouvre des perspectives comme dans l’expérimentation menée autour du logiciel d’improvisation musicale « Improtech » utilisé avec des joueurs de cithare malgaches. 

En musicologie, l’analyse des processus de composition est restée rare et souvent limitée aux archives des compositeurs consacrés. L’article de Nicolas Donin propose un parcours épistémologique et méthodologique dans la littérature scientifique consacrée à l’analyse de la pratique compositionnelle, puis revient sur les recherches menées avec divers collaborateurs entre 2003 et 2011 autour de l’analyse des processus de composition des œuvres de Philippe Leroux (Voi(rex) ou Apocalypsis). Ces recherches ont permis de faire émerger un champ hybride de questionnements au croisement de la musicologie empirique, des sciences sociales et sciences cognitives : l’analyse des processus de création musicale.

L’article d’Esteban Buch retrace son parcours à l’EHESS, les séminaires et les travaux qui ont nourri sa compréhension du fait musical, depuis la sémiotique héritée du structuralisme jusqu’au chantier des lieux de mémoire, en passant par la déconstruction et la théorie critique. Le texte déploie un cheminement intellectuel plus général, ayant enrichi la question sémiotique d'une question herméneutique. La focale sur la musique s’est déplacée vers l’écoute de la musique, rejoignant des questions aujourd’hui prises à bras le corps par les études sonores. L'auteur plaide pour une approche renouvelée, libérée du graphocentrisme et des hiérarchies génériques, de la pratique de l’analyse musicale, entendue comme un outil de description des objets sonores, intégré aux protocoles de recherche des sciences sociales.

Antoine Hennion revient sur son parcours de recherche et interroge le rapport qu’entretient la sociologie de l’art à son objet. Il lui semble avoir moins fait de la sociologie de la musique qu’avoir écrit une sociologie depuis la musique. Pour lui, les expériences musicales (la création, le jeu, les plaisirs de l’amateur) sont le lieu même de la musique : elles ne sont pas la mise en œuvre ou l’appropriation d’un objet extérieur. Il montre la nécessité et la possibilité d’une sociologie de l’art qui, loin du « scientisme ambiant », se place à la hauteur des œuvres produites et des mondes dont elles disent la possibilité. Ces mondes ne concerneraient-il pas la sociologie de l’art ? 

Enfin, le texte de Philippe Le Guern propose une mise en perspective de ses travaux sur la numérimorphose — c’est-à-dire le basculement du régime analogique au régime numérique — et examine les effets induits par l’innovation technologique. Après avoir rappelé ce qu’avaient de spécifiques les conditions d’émergence de l’analyse des musiques « populaires », il interroge, dans le contexte hexagonal, les effets du virage numérique aussi bien sur les acteurs et dispositifs (musiciens, ingénieurs du son, échantillonneurs, home-studios, etc.) que sur les auditeurs eux-mêmes.

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