Revue économique
Compétition, productivité, incitations et carrières dans l'enseignement supérieur et la recherche, vol. 66, 2015/1
Sous la direction de : Jacques Mairesse et Pierre-Michel Menger
La Revue économique a été créée en 1950, sous l’égide de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, par un groupe d’universitaires appartenant au Collège de France et aux Facultés de droit et de lettres de Paris. Dès son origine, elle s’est fixée pour objectif de publier des travaux originaux concernant tous les domaines de la recherche économique aussi bien théorique qu’empirique. Elle s’est également toujours voulu accueillante aux apports des autres sciences sociales (en particulier l’histoire et la sociologie) capables d’enrichir la réflexion et les méthodes des économistes. C’est donc une revue généraliste ouverte à toutes les tendances de l’analyse économique dont elle souhaite offrir une vision aussi large que possible.
A l’initiative de la Revue économique et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l’occasion du 20e anniversaire de l’Observatoire des sciences et des techniques (OST), un colloque s’est tenu à Paris en octobre 2010, avec le soutien du programme Strike du réseau européen de coopération scientifique COST. La plupart des articles figurant dans ce dossier ont, dans une première version, alimenté ce colloque et ont été réélaborés ou approfondis pour ce numéro.
Les transformations actuelles rendent nécessaire le développement d’analyse des carrières et des rémunérations, des incitations et des performances dans l’enseignement supérieur et la recherche en Europe, à l’instar du monde anglo-américain. Comment conduire conjointement enseignement et recherche dans une concurrence internationale accrue ? Quels sont les déterminants de la productivité de la recherche ? Que valent nos modèles de recrutement et de promotion ? Comment évaluer l’écart entre les carrières des femmes et des hommes (gender gap)? Quel impact les nouvelles technologies ont-elles sur le travail scientifique ? Pourquoi les institutions dominantes sont-elles les plus anciennes et comment innovent-elles ? Sélection des étudiants et droits différenciés de scolarité sont-ils efficaces pour soutenir la concurrence ? Pourquoi les brevets sont-ils mieux exploités par des universités plus autonomes ? A partir de ces questionnements, les articles réunis dans ce numéro proposent des analyses théoriques et empiriques qui contribuent au développement d’une économie du travail et de la production académique.
Robert Gary-Bobo et Alain Trannoy examinent la particularité du recrutement des enseignants dans l’université française, et compare la nature hybride du modèle collégial aux règles de remplacement d’un associé dans un partenariat. L’analyse permet de localiser les faiblesses inhérentes à ce mode de recrutement et de montrer comment son efficacité peut varier selon la qualité du dispositif de collecte d’information et du système de décision. L’article conclut avec l’idée qu’une présidence d’université indépendante du pouvoir académique devrait constituer un rempart contre les dérives possibles de la cooptation, notamment l’endogamie.
Puis Mareva Sabatier, Christine Musselin et Frédérique Pigeyre observent la promotion au rang de professeur et comparent les données de carrière de 800 enseignants-chercheurs français dans trois disciplines : l’histoire, la physique et la gestion. Il s’agit non seulement de mesurer l’impact de caractéristiques individuelles (âge, genre), la place de la production scientifique et l’importance des variables institutionnelles, mais aussi de comprendre l’évolution de ces déterminants pour rendre compte des transformations des carrières académiques.
Les femmes sont-elles moins productives en recherche ? C’est la question posée par Jacques Mairesse et Michèle Pezzoni pour des physiciens du CNRS et de l’Université. Dans les deux cas, la productivité des physiciennes en termes de publication est inférieure d’un tiers en moyenne à celle de leurs collègues masculins. Cette différence disparaît pour le CNRS et s’inverse pour les Universités quand on prend en compte des facteurs comme les chances inégales de promotion et les discontinuités de publication qui peuvent refléter de forts engagements familiaux.
L’étude d’Anne E. Winkler, Wolfgang Glänzel, Sharon Levin et Paula Stephan analyse l’impact d’Internet sur l’intensification des collaborations scientifiques aux États-Unis. Les résultats montrent une croissance spectaculaire du pourcentage des collaborations nationales et internationales avec des différences par domaine importantes. Les sciences sociales, plus ancrées dans leurs contextes nationaux, développent davantage leurs collaborations inter-institutionnelles dans l’espace national.
Francesco Lissoni et Fabio Montobbio s’attachent quant à eux aux brevets dont au moins un auteur est universitaire et cherchent à déterminer l’impact des régimes de propriété de ces brevets sur leur valeur économique dans cinq pays européens. Les brevets académiques appartenant aux entreprises ont tendance à être cités, ceux dépendant des universités ont tendance à être moins cités. Ceci peut être imputé non seulement à la structure des régimes juridiques de propriété, mais aussi au défaut d’autonomie des universités et à leur moindre expertise dans la gestion des droits de propriété intellectuelle.
L’article de Nicolas Carayol, Ghislaine Filliatreau et Agenor Lahatte part des mesures de la production scientifique et des classements qui les exploitent, pour proposer un nouvel outil de hiérarchisation distinguant trois types de dominance : une dominance fondée sur un simple critère de volume de publication ; une dominance établie sur un cumul de visibilité de la production ; une dominance qui maximise l’importance des productions dotées du plus fort facteur d’impact. L’outil est testé sur la production scientifique des universités américaines et les hiérarchies obtenues sont comparées au classement ARWU, dit de Shanghai.
David Martimort montre que la production de recherche d’un enseignant-chercheur varie en fonction de son comportement, de ses qualités individuelles et des incitations à la productivité que met en œuvre l’institution. Les incitations explicites lient les rémunérations à des indices de performances. Les incitations implicites lient les compensations financières et les trajectoires professionnelles aux opportunités sur le « marché de l’emploi ». Un système d’incitations implicites fondées sur des évaluations subjectives est-il préférable à un système d’incitations explicites ?
Guido Friebel et Dario Maldonado demandent sous quelles conditions la sélection des étudiants est une solution efficace, inefficace ou illégitime. Le modèle qu’ils proposent est bâti sur l’hypothèse de l’interdépendance entre la technologie de recrutement des étudiants et l’organisation des recrutements et des carrières des enseignants, qui peut demeurer traditionnelle ou se moderniser. Agir sur l’un des leviers sans réaligner les autres pièces organisationnelles conduit à des « pathologies » dans le cas du recrutement aléatoire comme dans celui du recrutement sélectif.
Pierre-Michel Menger, Colin Marchika et Danièle Hanet s’intéressent pour leur part aux grandes écoles de commerce françaises et à leur positionnement concurrentiel au sein de l’enseignement supérieur. Ces écoles sont très hiérarchisées entre elles et les leaders dominent en innovant dans leur technologie d’enseignement et de recherche. Il y a plus d’inertie que de variabilité dans cette stratification et dans les classements qui en signalent les différentes dimensions. L’article vérifie la pertinence du modèle qui présente l’enseignement supérieur comme une « customer-input technology ».
Pour finir, Michel Zitt étudie les réseaux de citation explicitement ou implicitement révélés par les données d’articles et instrumentés par l’évaluation de la recherche. Entre les techniques classiques et les mesures récursives d’influence, il introduit une nouvelle méthode rendant comparable les citations de différents champs scientifiques. Plus généralement, il offre une mesure simple et performante des échanges de citations, indicatifs des flux de connaissance.