Le sens dans tous ses états

La Lettre Sciences du langage

Directeur de recherche CNRS à l’Institut Jean-Nicod (UMR8129, CNRS / ENS Paris) et Global Distinguished Professor à  l’université de New York (NYU), Philippe Schlenker a obtenu, en 2018, un financement ERC Advanced Grant pour le projet Orisem - Sources de la signification. Ce projet vise à poser les bases d'une théorie générale (la « super sémantique ») destinée à développer une analyse comparée de la signification dans le langage (langues parlées et langues signées), dans les gestes, dans la musique, dans la communication primate, et également pour en explorer les origines cognitives.

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Trois modifications iconiques du signe GROW (croître, se développer) en ASL (langue des signes américaine), avec des sens différents : 1. croître un peu; 2. croître de façon moyenne; 3. croître beaucoup © Marion Bonnet

Pourquoi avez-vous postulé à l’ERC ?

J'avais bénéficié, en 2007, d'un important financement de la European Science Foundation (ESF) : le European Young Investigator Award (EURYI). Il s'agissait de l'ancêtre des projets ERC et j'ai donc tout naturellement postulé ensuite à l'ERC. J'ai surtout eu l'immense chance d'être financé !

Les recherches que vous conduisez, notamment dans le cadre des différents projets ERC dont vous avez été lauréat, ont comme ligne directrice commune de chercher à étendre les frontières de la sémantique formelle à des domaines empiriques au-delà du langage humain au sens strict (traditionnel) du terme : vocalisations des primates, musique, gestualité et, éventuellement, danse. Selon vous, quels sont les résultats les plus importants révélés par l’hypothèse de cette extension ? Quelles seraient les implications en ce qui concerne la nature et l’architecture du langage et, plus généralement, du système cognitif humain ?

La première extension était la plus naturelle et était pleinement ancrée dans le langage humain. Il s'agissait de contribuer à étendre le programme de la sémantique formelle aux langues signées, utilisées par les communautés sourdes à travers le monde. Ce programme a donné lieu à deux résultats principaux. D'abord, dans certains cas, les langues signées rendent visible une armature logique (appelée « forme logique ») qui n'était postulée que sur des bases indirectes dans les langues parlées. Ensuite, les langues signées sont à certains égards plus expressives que les langues parlées parce qu'elles combinent la même sémantique logique avec des possibilités beaucoup plus riches de représentation iconique. Quand on dit que l'exposé était loooong, on représente iconiquement la durée de l'exposé par la longueur de la voyelle : le mot est modifié pour ressembler à ce qu'il désigne. Ce mécanisme est marginal dans la parole, mais très riche dans les langues signées.

La deuxième extension portait sur les gestes qui accompagnent les paroles, entre autres pour déterminer s'ils peuvent produire la même expressivité que l'iconicité des signes. Ma propre conclusion a été négative, mais le résultat positif est que les gestes peuvent être traités de façon fructueuse avec les catégories logiques qui avaient été développées pour de toutes autres constructions. Plus encore : les gestes, qui peuvent être inventés tout en étant compris tout de suite (grâce à leur iconicité), permettent de tester la productivité des règles linguistiques. Souvent, on se rend ainsi compte que des propriétés qu'on croyait codées une fois pour toutes dans notre lexique mental sont en fait engendrées en temps réel dans des « mots » gestuels inventés sur le moment.

La troisième extension concernait la communication vocale des singes, avec un résultat positif et un résultat négatif : certains de ces systèmes communicationnels ont une véritable structure sémantique qui mérite d'être étudiée avec des outils formels précis ; mais leurs propriétés sont fort différentes de celles des langues humaines. Bref, ces systèmes sont passionnants, mais ils doivent être étudiés pour eux-mêmes !

La quatrième extension portait sur le sens de la musique. Lorsqu'on utilise cette expression, on s'attend à de longs développements, pas toujours limpides, sur les émotions humaines. J'ai tenté de proposer un cadre formel très simplifié pour comprendre comment la musique a un sens extra-musical, pourquoi ce sens est extrêmement sous-spécifié, et donc capable seulement de raconter des histoires très abstraites, et comment ce sens se différencie (à tous égards) du sens linguistique. Mais  quand on va plus loin, d'autres éléments du programme de la sémantique se révèlent féconds. Par exemple, il semble que, par-delà les nombreuses différences entre ces formes, la musique peut modifier le sens d'un film de la même façon que les gestes peuvent modifier le sens des paroles.

Quels conseils donneriez-vous aux chercheurs qui souhaitent se lancer dans la préparation d’un ERC Advanced Grant ?

Je ne leur donnerais que deux conseils. Informez-vous auprès des collègues de votre spécialité qui connaissent bien le système, tout en gardant en tête que chaque étape de l’évaluation a ses spécificités auxquelles il convient d’être attentif dès le montage du projet. Et ne misez pas tout sur l'ERC ! Il y a hélas dans le financement de la recherche un côté « loterie » qui est inévitable, mais qui peut miner les scientifiques ; on peut échouer (ou réussir !) pour de mauvaises raisons, et s'il faut être attentif aux critiques, il faut éviter de surréagir, et tenter d'avoir toujours en tête un ou plusieurs « plans B ».

Contact

Philippe Schlenker
Directeur de recherche CNRS, Institut Jean-Nicod