Le Jardin des altérités. Les migrations humaines racontées à travers l’histoire des plantes
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Anthropologue CNRS au Laboratoire Caribéen en Sciences Sociales (LC2S, UMR 8053, CNRS / Université des Antilles), Émilie Stoll travaille sur les trajectoires migratoires et les mobilités sociales des populations d'Amazonie brésilienne. Depuis 2019, elle coordonne le projet EXORIGINS « De la diversité bioculturelle dans les jardins des Parisiens : circulations de végétaux, de personnes et d’imaginaires », financé par le programme Émergence(s) de la Ville de Paris. Avec son équipe, elle propose un regard décalé sur les migrations, en retraçant les trajectoires migratoires singulières de plantes qui s’invitent dans notre quotidien.
Immigrer, c’est emporter avec soi sa culture, sa langue, ses croyances… mais pas seulement. Dans les valises des cinq millions d’immigrés résidant en France, il y a souvent un peu du pays d’origine sous forme de plantes ou de graines qui, à l’image de la cellule familiale, « prennent racine » sur la terre d’accueil. Julia est une Parisienne d’ascendance portugaise. Dans son potager, elle a planté du chou « galicien », un semis « de famille » hérité du jardin de ses parents qui ont immigré en France dans les années 1960. Bien qu’elle se sente française, ce légume, qu’elle utilise dans certaines préparations culinaires, lui donne un sentiment d’appartenance pour un autre lieu — exogène — le Portugal. D’une certaine façon, Julia « plante » sa diversité dans son potager et participe ainsi à la pluralité de notre société. Les jardins deviennent, par le biais de ces pérégrinations végétales, des reflets de la diversité de nos origines. Autre exemple : à Saint-Étienne, un immigré algérien déplace des variétés de légumes entre son pays d’origine et sa terre d’accueil, plantant des haricots algériens en France et emportant des cerises stéphanoises en Kabylie1 . Là aussi, les jardins privés deviennent des espaces mémoriels construits et perpétués par la culture d’espèces végétales étrangères associées à un lieu d’origine exogène.
Les végétaux peuvent donc nous donner des indices sur les rapports de leurs propriétaires à leurs « origines ». Mais que nous apprennent-ils sur notre propre façon d’envisager l’Autre et l’Ailleurs ? La façon dont nous classons les plantes — « domestiques », « compagnes » quand nous les apprécions, « exotiques », « invasives » quand elles viennent de (trop) loin — ne reflète-t-elle pas un point de vue particulier sur le monde et une manière de traiter autrui et plus spécifiquement l’étranger ? En effet, souvent, l’origine locale ou étrangère postulée est socialement construite. Et les évidences sont trompeuses : les pommes normandes sont originaires d’Asie centrale ; notre piment d’Espelette a été ramené d’Amérique… Ainsi, les plantes sont comme nous de grandes voyageuses, trompeuses sur leurs origines. On les croit d’ici, mais elles sont aussi d’ailleurs, à l’image des populations humaines.
La manière même dont nous nommons les plantes est révélatrice de nos subjectivités et nous emmène sur de fausses pistes. Les noms populaires des végétaux sont souvent porteurs d’énigmes sur leurs origines réelles ou fantasmées : quelle est la signification du Chardon-Marie dans la religion chrétienne ? Pourquoi donne-t-on le nom d’Arbre de Judée au Gainier silicastre ? Quelle est l’origine du lilas français ?
Il en va donc des plantes comme des hommes : leur identité est sujette à un questionnement peu objectif qui pose la question de l’altérité, thème structurant de nos sociétés contemporaines. C’est ce que l’équipe EXORIGINS souhaite montrer. Dans les jardins publics et privés, elle cherche à décloisonner les idées reçues et à mettre en dialogue les chercheurs, chercheuses et la société.
Cette réflexion sur l’origine exogène d’espèces « locales » est menée à Paris, ville cosmopolite par laquelle transitent des personnes de tous horizons, avec leurs végétaux et leurs imaginaires. Nous faisons l’hypothèse selon laquelle la compréhension de la migration des plantes permettra de mieux comprendre celle des hommes. Ces trajectoires documentées sont présentées au grand public de manière didactique dans un Jardin des Altérités, bien réel, situé dans le Jardin des Plantes de Paris.
Le Jardin des Altérités
Ce jardin, conçu par les anthropologues Romain Simenel et Émilie Stoll, est mis en forme par l’artiste botaniste Liliana Motta, reconnue en France pour son travail sur les plantes en migration. Il se situe en face de la Grande Galerie de l’Évolution, entre la maison de Buffon et la Galerie de Géologie et de Minéralogie du Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN).
Le MNHN, tutelle du Centre Alexandre Koyré et de l’unité Patrimoines locaux, Globalisation et Environnement, a généreusement mis à disposition l’ancien jardin Paul Jovet, célèbre naturaliste précurseur de l’étude des adventices.
À l’origine du Jardin des Altérités est la volonté de rendre accessible au grand public notre réflexion sur une thématique controversée dans l’espace public — les migrations et la pluralité dans nos sociétés. Exemplifier dans un jardin l’histoire de la provenance des plantes nous paraissait un bon moyen de poser un regard différent sur la manière dont se construisent les identités dans les pays d’accueil des migrants.
Ce jardin est conçu comme un dispositif de recherche original permettant d’initier un dialogue entre les chercheurs et chercheuses, une artiste, les jardiniers du MNHN et les visiteurs du Jardin des plantes. Ainsi, les recherches des membres de l’équipe alimentent le contenu des parcelles et, en retour, le dialogue entre les jardiniers, les visiteurs et l’artiste alimente la réflexion des chercheurs et chercheuses, autour de quatre grandes thématiques :
- L’altérité alimentaire : quelle plante est comestible, dans quel lieu et selon qui ?
- L’altérité religieuse au prisme du végétal : quel est le rôle des plantes dans les religions ?
- La classification des espèces végétales : les plantes sont-elles d’ici ou d’ailleurs ?
- Cultiver son identité à Paris et en Île-de-France : a) Les plantes emblématiques de la France, b) les plantes des Franciliens, c) les plantes des loges d’immeubles à Paris.
Le yucca : une plante royale devenue la vedette des halls d’immeubles
À l’entrée de sa loge de gardienne, Berta2 bichonne un magnifique yucca qu’elle a un jour ramassé dans une poubelle. « Les gens achètent quand tout est bien vert, puis les plantes meurent, et ils les jettent. Moi, je les récupère », explique-t-elle.
Le yucca est aujourd’hui une plante décorative sans grande valeur. Vendue par million en grande surface, elle est devenue omniprésente dans les salles d’attente et les halls d’immeubles.
Pourtant, ses origines sont bien plus glorieuses que sa destinée. En effet, cette plante désormais banale a une histoire hors du commun qui débute dans le désert des Mojaves, dans le sud de la Californie, où les Amérindiens le consommaient et utilisaient ses fibres pour faire du tressage.
Suite à la colonisation du Nouveau Monde, l’espèce Yucca gloriosa est ramenée, au xvie siècle, en Europe où quelques spécimens sont acclimatés chez des collectionneurs. Les Français le nomment « yucca glorieux » en l’honneur de son port altier. Les Anglais, eux, voient dans ses feuilles acérées, la caractéristique guerrière des conquistadors, et l’appellent « Spanish dagger » (dague espagnole).
En 1596, un premier spécimen fleurit à Londres, dans le jardin du botaniste John Gerarde, et un autre à Paris, dans le jardin de Jean Robin, botaniste du Roi Henri IV. Cette plante, jusqu’ici précieuse et rare, entame sa lente intégration dans le paysage occidental.
Au xixe siècle, la qualité ornementale indéniable des yuccas en fait une plante de choix pour les jardins botaniques des pays européens. Fréquemment cité dans les revues horticoles européennes, le yucca se dissémine. En 1855, il est massivement planté dans les squares et les parcs de Paris.
Finalement, au xxe siècle, le yucca se démocratise, s’invitant dans les foyers des particuliers. L’histoire du yucca a donc suivi le chemin des hommes. La plante s’est répandue à travers la planète dans les bagages des colonisateurs. Robuste, élégante, elle a su trouver sa place au sein de sociétés très diverses au point de faire oublier ses origines américaines. Elle est devenue la plante de tous, après avoir été celle des Amérindiens puis des Rois.
Comme le raconte Berta : « Mon yucca, je l’ai trouvé et ramené de la mairie du 11e, place Léon Blum. Il était abandonné, au bord de la route ». Il a trouvé une nouvelle jeunesse dans la cour de son immeuble où elle cultive des plantes ramassées ici et là au gré de ses déplacements.
Bientôt, il partira peut-être dans sa terre natale, le Portugal, où elle possède un grand verger. Au fil des ans, elle y a planté arbres et arbustes rapportés de Paris : néfliers, amandiers, yuccas… contribuant ainsi à enrichir la longue histoire des plantes voyageuses.
Retrouvez le témoignage de Berta en vidéo
- 1Jelen B. 2006, « Identités culturelles et espaces ouvriers : l’exemple des jardiniers immigrés de Saint-Étienne (France) », Les Cahiers du Gres 6(1) : 77–92.
- 2Nous remercions Dominique Vidal, professeur de sociologie à l’université Paris Cité, de nous avoir ouvert son terrain d’enquête sur les concierges portugaises à Paris.
L'équipe
L’équipe EXORIGINS est composée de onze chercheurs et chercheuses :
- Élise Demeulenaere, CNRS, Centre Alexandre Koyré / Histoire des sciences et des techniques
- Eugénie Denarnaud, École nationale supérieure de paysage (ENSP Versailles), Laboratoire de recherche en projet de paysage
- Irène Dos Santos, CNRS, Unité de recherche migrations et société
- Arnaud Dubois, Cnam et École nationale supérieure d’art et de design (ENSA Limoges)
- Cannelle Labuthie, Université Paris Cité, Unité de recherche migrations et société
- Claire Médard, IRD, Unité de recherche migrations et société
- Liliana Motta, Laboratoire du DeHors
- Romain Simenel, IRD, laboratoire Patrimoines locaux, Environnement et Globalisation
- Émilie Stoll, CNRS, Laboratoire Caribéen en Sciences Sociales
- Denis Vidal, IRD, Unité de recherche migrations et société
- Dominique Vidal, Université Paris Cité, Unité de recherche migrations et société
Le projet EXORIGINS est porté conjointement par le Centre Alexandre Koyré (CAK, CNRS / EHESS / MNHN), le Laboratoire Caribéen en Sciences Sociales (LC2S, CNRS / Université des Antilles) et l’unité Patrimoines Locaux, Globalisation et Environnement (PALOC, IRD / MNHN).