Les plateformes expérimentales en économie

La Lettre Economie/gestion

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Kene Boun My est responsable informatique au sein du Bureau d'économie théorique et appliquée (BETA, UMR7522, CNRS / Inrae / Université de Lorraine / Unistra). Il est le concepteur et le développeur de l’une des toutes premières plateformes d’économie expérimentale en France, le Laboratoire d’économie expérimentale de Strasbourg (LEES), qu’il pilote depuis sa création en 1997. Cette plateforme de services à la recherche, plébiscitée par de nombreux chercheurs et chercheuses en économie pour leurs études expérimentales, participe activement à une meilleure compréhension des comportements humains, individuels et collectifs, qui sont au cœur des recherches sur la société en SHS. Il est lauréat en 2022 de la médaille de cristal du CNRS.

L’expérimentation en économie

L’expérimentation en économie consiste à recréer, en laboratoire, sur le terrain ou même en ligne, une situation économique simplifiée, contrôlée par l’expérimentateur et reproductible afin d’étudier les comportements et décisions des individus. 

Elle peut remplir plusieurs fonctions. En premier lieu, elle constitue un outil de validation empirique des modèles (théoriques) de décisions économiques. De ce fait, elle peut aider à la décision publique en évaluant, par exemple, l'impact de différents instruments de politiques publiques sur les comportements individuels. Enfin, elle peut produire des connaissances nouvelles lorsque la théorie est incomplète ou inexistante. Il est alors question d’expériences exploratoires.

La reconstitution d’une situation économique en laboratoire ou sur le terrain est incontournable, car l'observation des données dans leur environnement naturel est compliquée. Il n’est en effet pas possible d’isoler, ni de quantifier avec précision les différentes variables environnementales susceptibles d’influencer les comportements des individus. De plus, il faudrait que les situations ou phénomènes qui intéressent l’expérimentateur se présentent aux moments et dans les lieux choisis par celui-ci, ce qui est difficilement envisageable. Cette reconstitution permet donc au concepteur de l’expérience de contrôler l’environnement auquel font face les individus, et notamment l’information dont ils disposent et la façon dont ils peuvent interagir entre eux. Ceci permet alors d’isoler et de quantifier précisément les phénomènes que l’expérimentateur cherche à mesurer.

En économie expérimentale, les participants sont rémunérés et les gains qu’ils perçoivent durant une expérience dépendent de leurs décisions, voire des décisions des autres participants en cas de jeux interactifs. Ceci distingue cette discipline des autres qui ont recours à l’expérimentation, comme par exemple en psychologie ou en médecine, où tous les participants sont rémunérés de manière égale1 .

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Le nouveau laboratoire expérimental de Montpellier @ LEEM 2022

Ces incitations monétaires permettent ainsi de confronter les participants aux conséquences de leurs décisions. Mais ce comportement de maximisation des gains, purement individualiste, n’explique évidemment pas la totalité des décisions prises par les individus, notamment lorsqu’ils sont en interaction stratégique avec d’autres individus. D’autres incitations, non monétaires, dont les préférences sociales, peuvent également jouer un rôle dans la prise de décision individuelle. Parmi elles, nous pouvons citer l’aversion à l’inégalité ou à la culpabilité, la réciprocité ou encore l’altruisme. En effet, plutôt que de se préoccuper uniquement d’eux-mêmes, certains individus se soucient également des personnes avec lesquelles ils interagissent, même si ces personnes leur sont étrangères.

De même, les biais cognitifs ou émotionnels, également appelés raccourcis mentaux, c’est-à-dire les anomalies dans le comportement rationnel des individus2 , peuvent aussi expliquer ces déviations et ces incohérences de comportement par rapport aux prédictions faites par la théorie économique standard. En réponse à ces limites de l'analyse économique traditionnelle, s’est développé un nouveau champ de recherche alimenté par les résultats des expérimentations : l’économie comportementale. Cette nouvelle approche, qui vient de la rencontre entre économie et psychologie, s’étend désormais à tous les champs de l’analyse économique : finance comportementale, marché du travail, environnement, organisation industrielle, choix de consommation, risque et assurance, etc.3

À partir de ces biais, Cass Sunstein et Richard Thaler (prix Nobel d’économie en 2017) formulent la théorie du Nudge, appelée aussi théorie du « paternalisme libertarien » ou du « coup de coude », pour exploiter ces biais cognitifs dans la mise en place d’instruments d’actions publiques. Ces incitations douces (proposer un choix par défaut, valoriser les choix des autres, fournir des informations complémentaires…) sont intéressantes en matière de politique publique car elles permettent d’orienter les comportements des individus dans leur propre intérêt, à faible coût. L’exemple le plus connu est sans doute celui des mouches dessinées au fond des urinoirs de l'aéroport d'Amsterdam. Le but était d’inciter les hommes à viser la mouche et de faire diminuer ainsi les coûts de nettoyage, avec une réussite certaine puisque les éclaboussures ont diminué de 80 % suite à la mise en place de ce nudge.

Enfin, au-delà de son intérêt pour la recherche, l’économie expérimentale représente également un outil pédagogique formidable pour enseigner l’économie, aussi bien dans l’enseignement supérieur que dans le second degré, en proposant une approche plus intuitive, concrète, et même ludique, des concepts de la théorie économique.

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Expérience sur le terrain avec des cultivateurs Hmong @ LEES 2019

Les plateformes expérimentales

En laboratoire, sur le terrain (à l’aide d’un laboratoire mobile), ou en ligne, les participants prennent leurs décisions de manière isolée ou en situation d’interaction avec leurs partenaires. Ces décisions sont prises en général via un ordinateur, une tablette ou un smartphone.

En situation d’interaction stratégique, les décisions des joueurs peuvent être prises simultanément, comme dans le cas des jeux de contribution à un bien commun, où tous les individus décident de leur contribution en même temps et sans connaître les décisions de leurs partenaires. Les décisions peuvent également être prises de façon séquentielle, par exemple dans un jeu de délégation de tâches dans lequel un employeur propose un contrat à un employé. Enfin, elles peuvent être prises de manière continue, comme sur un marché concurrentiel où vendeurs et acheteurs ont la possibilité de réviser plusieurs fois leurs offres d’achat ou de vente afin de conclure des transactions.

Le Laboratoire d’économie expérimentale de Strasbourg (LEES), crée en janvier 1997, fut l’un des tous premiers laboratoires français d’économie expérimentale informatisé en réseau. Il existe désormais une douzaine de plateformes d’économie expérimentale en France, et la plupart sont capables de mettre en œuvre l’ensemble des expériences décrites ci-dessus. Depuis quelques années, de nouveaux types de plateformes expérimentales ont vu le jour avec des équipements assez complexes tels que des appareils de mesures physiologiques, d’eyetracking ou de reconnaissance faciale des émotions comme pour le CoCoLab (Complexity and Cognition Lab) de Nice.

Comme évoqué en introduction, les plateformes expérimentales sont des instruments flexibles, qui permettent de mener des travaux en laboratoire, sur un terrain en extérieur, ou en ligne. En voici trois exemples.

En 2018, une expérience sur la douleur fut réalisée au LEES4 . Il s’agissait de déterminer en laboratoire la disposition des participants à payer pour éviter ou diminuer la douleur via la méthode BDM5 , un mécanisme révélateur des consentements à payer. Dans cette expérience, les sujets devaient tirer une boule provenant d’une urne composée de cinq boules rouges et de cinq boules blanches. S’ils tiraient une boule rouge, ils subissaient alors vingt doses de décharges électriques, et aucune dans le cas contraire. Au début de l’expérience, les participants avaient une dotation de 30 euros et ils devaient, suivant les configurations, donner leur disposition à payer pour remplacer, par exemple, une boule rouge par une boule blanche ou recevoir douze doses de décharges électriques (au lieu de vingt) s’ils tiraient une boule rouge. Avant de participer à l’expérience, les sujets devaient passer par une phase de calibrage pour mesurer leur seuil de sensibilité et de tolérance à la douleur, car celle-ci est subjective.

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Expérience sur la douleur @ LEES 2018

En 2014, le LEES a implémenté un « jeu de la confiance » durant un concert de 150 000 personnes à Melpignano, dans la région des Pouilles, où se déroule chaque année un festival de musique traditionnelle du sud de l’Italie : les Notte de la Taranta. Après avoir répondu à un questionnaire pour mesurer l’impact socio-économique du festival, le répondant était invité à participer à une expérience rémunérée où il était associé (via le réseau mobile) à un autre répondant, qu’il ne connaissait pas, présent quelque part sur le lieu du festival, formant ainsi un binôme composé d’un émetteur et d’un receveur. Chaque membre du binôme recevait initialement une dotation de 10 euros, et l’émetteur devait décider d’envoyer ou non ses 10 euros, en sachant que cette somme serait multipliée par trois lors de l’envoi, de sorte que le receveur réceptionnerait un montant de 40 euros. Le receveur pouvait ensuite décider de renvoyer ou non une partie de la somme reçue à l’émetteur. L’objectif de ce jeu était de savoir si des personnes, se trouvant dans un même lieu et partageant un même événement culturel, voire les mêmes goûts musicaux, accordaient plus ou moins facilement leur confiance à des inconnus par rapport à ce qui est habituellement observé. Par ailleurs, l’impact du niveau d’alcool a également été observé6 .

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Jeu de la confiance Melpignano, Notte de la Taranta @ LEES 2014

Enfin, plus récemment, le LEES a participé au projet « 1 jeune, 1 vote » qui a mobilisé une quarantaine de chercheurs et chercheuses, provenant de quinze institutions académiques en France, ainsi que huit plateformes expérimentales, durant le premier tour de la présidentielle, en avril 2022. L’objectif de cette expérience en ligne à grande échelle — plus de 4 500 participants — était de tester des solutions comportementales pour inciter les jeunes à aller voter. Les résultats sont toujours en cours d’analyse, mais au-delà des conclusions à venir, ce qu'il est important de retenir est que ce projet collaboratif a montré qu’il était possible de mobiliser un grand nombre de chercheurs, chercheuses et de plateformes expérimentales pour mener à bien une expérience de grande ampleur avec des milliers de participants. Une expérience à renouveler sans aucun doute !

  • 1Un autre élément de différenciation est l’absence de mensonge ou de surprise à l’égard des sujets expérimentaux, que l’on retrouve parfois dans des expériences en psychologie (comme pour l’expérience de Milgram, par exemple). Dans une expérience économique, tous les éléments du jeu sont expliqués et explicités. Il n’y a pas de manipulation à l’égard des sujets.
  • 2Elles ont été mises en évidence dans les années 1970 par les psychologues expérimentalistes Amos Tversky et Daniel Kahneman, lauréat du prix Nobel d’économie en 2002 avec Vernon Smith
  • 3Elle est même à l’origine d’une discipline émergente qui se trouve au croisement de l'économie et des neurosciences cognitives : la neuro-économie.
  • 4Arrighi Y., Crainich D., Flambard V. et Massin S. 2021, Personalized information and willingness to pay for non-financial risk prevention: an experiment, Journal of Risk and Uncertainty.
  • 5La méthode Becker-DeGroot-Marschak, 1964.
  • 6Les résultats montrent, entre autre, que les personnes alcoolisées sont plus altruistes mais font preuve de moins de réciprocité.

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Kene Boun My
Ingénieur d'étude, Bureau d'Économie Théorique et Appliquée