Les ateliers d’anthropologie en milieu scolaire : quels apports ?

La Lettre Anthropologie

#ANTHROPOLOGIE EN PARTAGE

Marie-Pierre Julien est maîtresse de conférences en sociologie et anthropologie à l’université de Lorraine, membre du Laboratoire Lorrain de Sciences Sociales (2L2S, Université de Nancy), présidente de l’Association Française d’Ethnologie et d’Anthropologie (AFEA) et présidente d’Ethnoart.

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Atelier Ethnoart sur le genre, classe de 4e, collège Travail Langevin à Bagnolet (2021) © Nicolas Lebenbojm

En France, les ateliers d’anthropologie en milieu scolaire existent depuis plus de vingt-cinq ans. Dans un environnement déjà saturé de connaissances, que peut apporter de plus aux enfants notre discipline ? Ces ateliers sont-ils une simple initiation ou participent-ils à la redéfinition constante de la discipline ? Un inventaire rapide nous permettra ici de montrer la diversité des initiatives et les objectifs communs, puis d’en dégager les effets pour les élèves, les enseignants et enseignantes et la communauté anthropologique.  

Une diversité d’expériences

Les ateliers d’ethnologie formalisés ont émergé en région parisienne, à la fin des années 1990. Ainsi, l’académie de Créteil passait un accord avec le Musée des Arts et Traditions Populaires de Paris : des élèves (du primaire au lycée) recevaient un ou une ethnologue1 dans leur classe pour mener une enquête ethnographique2 , avant de se rendre au Musée. Il s’agissait alors de leur faire comprendre les fonctions de cette institution comme lieu de restitution, de conservation, de réflexion, et surtout de comprendre la façon dont l’ethnologie, en association avec les musées, permettait de saisir les transformations des modes de vie. Entre 1997 et 2003, soixante-neuf ateliers d'ethnographies ont été réalisés. L’aventure s’est arrêtée avec le départ en retraite de la professeure-relais de l'Académie, suivi par la fermeture du MNATP en 2005. L’expérience est reprise sous une autre forme en 2015, au lycée Le Corbusier d’Aubervilliers, sous le nom de L’anthropologie pour tous. Y étaient menées des enquêtes en partenariat avec la délégation académique à l'éducation artistique et à l'action culturelle (DAAC) de Créteil. Des carnets étaient publiés en ligne et un colloque était organisé tous les ans jusqu’en 2021. Parallèlement, de 2000 à 2007, le Conseil départemental de l’Essonne en association avec le ministère de la Culture3 , proposait aux enseignants d’école élémentaire et de collège la venue d’un ou d’une ethnologue pour réaliser avec les élèves une enquête ethnographique. Une ou une artiste (photographe, dramaturge, vidéaste…) accompagnait ensuite les élèves pour en restituer le contenu de manière originale. Il s’agissait alors d’expérimenter la construction de l’objectivité scientifique et sa mise en forme artistique pour rendre compte des résultats. Entre 2004 et 2013, l’association Passerelles, à l’université de Nanterre, travaillait avec les classes des Hauts-de-Seine, offrant un accompagnement à des enquêtes ethnographiques, du CM1 à la terminale. Elle proposait une initiation à la recherche adaptée, dans une anticipation de l’enseignement universitaire4 : définition d’une problématique, établissement d’une méthodologie, travail d’enquête, analyse et restitution aux pairs, à l’université.

Depuis 2000, l’association Ethnologues en herbe favorise l'éducation des élèves d’élémentaire et de collège à la diversité culturelle et à la lutte contre les stéréotypes par la mise en place d’ateliers d’enquête ethnographique centrés sur le quartier, afin d’objectiver les relations socioculturelles dont il est le cadre. Des ressources pédagogiques sont également proposées aux enseignants et enseignantes. Enfin, dernière expérience recensée en Île-de-France, l’association Ethnoart5 propose depuis 2005 plusieurs types d’ateliers en milieu scolaire, de la primaire à la terminale, permettant soit d’expérimenter l’enquête ethnographique (en associant des artistes à la restitution), soit de discuter d’un sujet de société avec les outils de l’anthropologie, en déconstruisant les stéréotypes, en se décentrant par l’entremise de supports variés (films, photographies, jeux…), en s’initiant à certains concepts scientifiques et en en débattant. Elle propose également des formations à destination des enseignants et enseignantes. Enfin, dernière expérience recensée en Île-de-France, à partir de 2003, l’association Passerelles, à l’université de Nanterre, travaille avec les classes des Hauts-de-Seine, offrant un accompagnement à des enquêtes ethnographiques, du CM1 à la terminale. Elle propose une initiation à la recherche adaptée, dans une anticipation de l’enseignement universitaire[5] : définition d’une problématique, établissement d’une méthodologie, travail d’enquête, analyse et restitution aux pairs, à l’université.

En dehors de la région parisienne, plusieurs initiatives ont également vu le jour au début du xxie siècle. En Bretagne, Divers-Cités organise depuis 2011, dans les établissements d’enseignement secondaire, des ateliers d’ethnographie permettant une collecte méthodique de données sur le terrain. À Marseille, plusieurs initiatives se complètent. Depuis 2009, Ethnoméditerranée, composée d’anthropologues, plasticiens / plasticiennes et médiateurs / médiatrices culturels, met en place des ateliers à destination des scolaires et des formations à destination des enseignants, en s’appuyant sur les ressources de musées partenaires comme le Mucem, le musée Arlaten, le musée d’Allauch, etc. Depuis 2018, Le Tamis propose des ateliers d’enquêtes anthropologiques avec les scolaires, à la croisée des sciences humaines et sociales, des arts et techniques et de l’éducation populaire. À Toulouse, depuis 2020, AtoupAs s’est inspiré de Passerelles pour mettre en place des enquêtes en collège et en écoles élémentaires sur la thématique de la ville, des relations entre humains et animaux en ville ou des utopies urbaines. Les élèves présentent leurs résultats à l’université de Toulouse le Mirail. Cette rapide présentation, non-exhaustive, donne une idée de la diversité des initiatives dont nous proposons d’analyser maintenant les différentes logiques.

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Enquête ethnographique Ethnoart sur la nature en ville, classe de CM2, école Frida Kahlo à Aubervilliers (2021) © Nicolas Lebenbojm

Quels effets pour les élèves, les enseignants et la communauté scientifique ?

Tous ces ateliers proposent aux élèves et aux enseignants et enseignantes de comprendre que « l’homme est un être culturel par nature parce qu’il est un être naturel par culture » selon la célèbre formule6 d’Edgar Morin7 . Ainsi, il s’agit d’expérimenter une analyse du social et d’appréhender le monde qui nous entoure, de le faire à partir des outils méthodologiques et conceptuels de l’anthropologie et avec l’accompagnement d’un ou d’une anthropologue.

La démarche anthropologique scientifique d'analyse du social requiert schématiquement plusieurs étapes : la construction en sujet de recherche d’une question ou d’une affirmation sur l’organisation sociale, obligeant les participants et participantes à interroger les stéréotypes et à se décentrer ; la définition d’une méthodologie d’enquête ; la récolte des données de terrain ; le classement et la sélection de celles-ci afin de produire une analyse ; la restitution aux pairs (d’autres élèves de l’établissement ou d’établissement où l’atelier a été mené) ou à l’université devant des anthropologues ou des étudiants et étudiantes. Selon le temps que l’enseignant / l’enseignante ou l’équipe enseignante consacre à l’expérience, toutes les étapes ne sont pas toujours réalisées. Le travail scientifique est donc décliné en fonction des classes pour permettre non pas un enseignement de l'anthropologie, mais son expérimentation, à travers la mise en place d'une coopération entre des acteurs sociaux8 aux positions différentes et complémentaires dans l’espace social qui conduit à la co-construction d’une réflexion anthropologique. Ce que partagent ces ateliers, ce n’est pas tant la transmission de connaissances anthropologiques que l’apprentissage de la production de connaissances sur le monde social. 

Par ailleurs, toutes les structures centrent ce travail expérimental sur le dialogue avec les enseignants et enseignantes. Ces ateliers renforcent et complètent des savoirs scolaires en permettant aux élèves de les mobiliser dans une expérience qui sort de l’apprentissage scolaire classique : non seulement prendre du recul avec sa pensée, débattre, coopérer, formuler des hypothèses, observer et interroger l’espace public, réfléchir sur des données recueillies, formuler des résultats, les transmettre, etc., mais surtout transformer le rapport à l’espace scolaire en s’y déplaçant autrement ou en en sortant pour explorer le proche et revenir l’analyser. Le savoir qui se construit alors est issu des interactions entre les acteurs : élèves, anthropologues, enseignants, enquêtés, artistes, etc. Les ateliers, par le travail de description, de sélection, de comparaison, vont donner un nouveau statut à ces interactions, empruntes d'émotions, qui deviennent des connaissances9 . Cet apprentissage de la construction du savoir par l’expérience anthropologique s'inscrit dans la même ambition que celle de Tim Ingold pour qui l’anthropologie permet de « reconfigurer la relation entre les pratiques d’enquête et le savoir auquel elles donnent lieu, en élaborant et en testant diverses procédures pour faire germer le savoir (knowledge) à partir d’interactions directes, pratiques et factuelles avec les personnes et les choses qui nous entourent »10 .

Pour conclure, nous soulignerons combien ces ateliers en milieu scolaire ne sont pas des pratiques marginales de la discipline, mais participent activement à sa pérennité et sa cohérence. Bien sûr, ils permettent de la faire connaître en dehors des cercles de l’enseignement supérieur et de la recherche et particulièrement auprès de jeunes gens qui, initiés, pourront la pratiquer sur les bancs de l’université. Mais surtout, ces ateliers montrent combien cette discipline a opéré, avec la décolonisation, sa troisième rupture épistémologique en ne se définissant plus comme un savoir sur les autres, mais permettant de construire un savoir avec les autres11 . En somme, une pratique qui permet de construire des savoirs et qui transforme tous les acteurs et actrices qui participent à l’expérience.     

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Enquête ethnographique ethnoArt sur les émotions vécues à l'école, classe de CM2,
école la Mare à Paris (2021-2022) © Prune Savatofski

 

AFEA

  • 1Nous utiliserons ici indifféremment les termes d’ethnologie ou d’ethnologue et d’anthropologie ou d’anthropologue.
  • 2Voir à ce sujet : Monjaret A., Provost G. (dir.) 2003, Apprentis ethnologues… quand les élèves enquêtent, Canopé - CRDP de Créteil.
  • 3À travers l’Association départementale d’informations et d’actions musicales en Essonne (ADIAM 91) qui sera absorbée par Artel 91, Association de coopération culturelle en Essonne.
  • 4Pour en savoir plus : https://www.youtube.com/watch?v=GwcrIg_OLx8.
  • 5Voir à ce sujet : Descelliers J., Martin F. et Soucaille A. 2007, « Un ethnologue dans la classe, retour sur une expérience », in Ethnologie Française 37 / 4 : 681-688. Lebas C., Martin F., Soucaille A. 2010, Faire de l’ethnologie : réflexion à partir d’expériences en milieu scolaire, De Boccard.
  • 6Formule reprise par Le Tamis dans un atelier grand public à la Vieille Charité de Marseille en 2019.
  • 7Morin E. 1973, Le paradigme perdu : la nature humaine, Le Seuil.
  • 8Enquêté(e)s (habitant(e)s d’un quartier, professionnel(le)s, politiques, militant(e)s, chercheurs et chercheuses, etc.), élèves, enseignant(e)s, anthropologues, artistes.
  • 9Descelliers et al., op. cit., 684.
  • 10Ingold T. 2018, L'anthropologie comme éducation, Presses universitaires de Rennes, p.11.
  • 11Ingold, ibid. : 10.

Contact

Marie-Pierre Julien
Maîtresse de conférences, université de Lorraine, Laboratoire Lorrain de Sciences Sociales