Lire les transformations socio-politiques et institutionnelles post « Printemps arabes » en Afrique du Nord : bilan et perspectives du projet TARICA (2017-2021)

La Lettre International

#À L'HORIZON

Directrice de recherche CNRS au Laboratoire dynamiques sociales et recomposition des espaces (LADYSS, UMR7533, CNRS / Université Paris 1 Panthéon Sorbonne / Université Paris Nanterre / Université Paris 8 Vincennes-Saint Denis / Université Paris Cité), Alia Gana explore les liens entre développement, territoires et démocratie, à la lumière des bouleversements politiques en Afrique du Nord. En 2017, elle est lauréate d’une bourse ERC Advanced Grant pour son projet TARICA sur les changements politiques et socio-institutionnels au Maghreb et la concurrence des modèles et diversité des trajectoires nationales. Dans le prolongement de ce projet, le projet ELYSSA, lauréat d’un financement ERC Proof of Concept en 2022, propose de développer un outil d’exploration, de visualisation et d’analyse de données électorales, s’appuyant sur la base de données électorales construite au cours des cinq dernières années.

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Manifestation contre le 5e mandat de Bouteflika (Blida) © Fethi Hamlati

Plus d’une décennie après le déclenchement des « Printemps arabes », force est de constater que la situation qui prévaut dans les pays de la région est loin d’avoir répondu aux espoirs de démocratisation et de justice sociale à l’origine des révoltes populaires de 2010-2011. Alors que ces dernières ont tout d’abord été interprétées comme renvoyant à l’inclusion du monde arabe dans le mouvement « planétaire » de démocratisation politique, les dynamiques de « restauration autoritaire » et les conflits violents qui ont marqué les trajectoires de plusieurs pays ont par la suite conduit les analystes à qualifier les processus observés de « démocratisation ratée » ou d’« échec des Printemps arabes ».

Pourtant, les bouleversements post-2011 en Afrique du Nord ont généré des processus de transformation profonde, favorisant l’émergence de nouveaux acteurs, et ont donné lieu à des configurations politiques très variées : réformes politiques « négociées » au Maroc, endiguement de l’agitation sociale en Algérie, « dialogue national » et processus électoraux en Tunisie, jusqu’à une date récente, reprise en main par l’armée en Égypte et guerre civile en Libye, autant de configurations qui soulignent la nécessité de dépasser les approches inspirées du paradigme de la transitologie. En effet, les situations variées qui caractérisent les pays touchés par les soulèvements renvoient à des mobilisations d’acteurs dont les ressources, les intérêts et les logiques d’action sont fortement différenciés.

C’est à l’analyse de ces mobilisations que s’est attaché le projet ERC « Changements politiques et socio-institutionnels en Afrique du Nord. Confrontation des modèles et diversité des trajectoires nationales » (TARICA). En interrogeant plus les processus de transformation que de transition, c’est sous l’angle des conflits qui opposent les acteurs politiques et sociaux autour de divers modèles politiques, sociétaux et économiques que le projet entendait aborder les changements post-2011. L’objectif visé était de saisir la manière dont différents acteurs (publics, privés, individuels et collectifs) se sont positionnés dans les espaces ouverts par l’effondrement ou la remise en cause des systèmes politiques autoritaires, et d’analyser leurs stratégies en lien avec les modèles de référence et les registres normatifs qui inspirent leurs actions. À partir de cette approche centrée sur les acteurs, il s’agissait de mettre en évidence les processus complexes qui ont contribué à la diversité des trajectoires suivies par les cinq pays d’Afrique du Nord étudiés (Tunisie, Égypte, Maroc, Algérie, Libye).

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Tunis, journée des droits des femmes, 8 mars 2014 @ Alia Gana

Adoptant une approche comparative et interdisciplinaire (sociologie, sciences politiques, géographie, économie, histoire), les recherches ont exploré les processus de changement à travers trois axes complémentaires :

  • les recompositions politiques et institutionnelles et les conflits de légitimité,
  • les modèles de réconciliation et les conflits mémoriels comme objet de transaction politique,
  • les problématiques de la justice sociale et spatiale en lien avec les modèles de développement.

En outre, deux axes transversaux ont exploré, l’un, les rapports entre élites économiques et pouvoir politique, l’autre, les reconfigurations de l’action publique en lien avec l’émergence de nouveaux acteurs, notamment associatifs.

L’approche comparative des reconfigurations politiques a fait ressortir la diversité des processus de transformation politico-institutionnelle (mise en place d’institutions transitoires ou réforme d’institutions existantes) et des mécanismes de régulation (dialogue national, cooptation, implication de divers acteurs sociaux et politiques, endiguement des mouvements de protestation). Nos analyses ont montré que les soulèvements de 2011 ont eu un impact majeur sur les systèmes de partis de trois pays d’Afrique du Nord (Tunisie, Libye, Égypte dans un premier temps), tandis que le Maroc et l’Algérie peuvent être considérés comme des « modèles » de la cohabitation des légitimités élective et autoritaire (monarchique ou militaire). Ces reconfigurations s’accompagnent, en fonction des pays, soit d’une extrême fragmentation du champ partisan, comme en Tunisie, soit comme en Égypte d’une restructuration du champ partisan sous l’égide de l’armée, ou encore en Algérie d’une mise sous tutelle du champ politique par l’État qui se confond de plus en plus avec l’armée.  

Nos recherches en analyse électorale ont également mis en lumière les fractures idéologiques, sociales et géographiques qui caractérisent les sociétés des pays étudiés. Faisant ressortir les changements de nature qui affectent les processus électoraux post-2011 et les logiques sociales qui président au vote, nos travaux ont souligné la consolidation de mécanismes de politisation d’une frange importante des électeurs ainsi que le rôle des structures intermédiaires, en particulier associatives, dans l’orientation des comportements électoraux. En mettant en évidence les géographies électorales contrastées de l’Égypte, du Maroc et de la Tunisie post-2011 et en identifiant des spécificités régionales et locales du vote, nos analyses ont montré l’intérêt d’une approche multi-scalaire des élections pour analyser les dynamiques sociales et politiques des pays d’étude et mettre au jour les connexions complexes qui se nouent entre les acteurs politiques et la « société profonde ».

Se saisissant d’un fait majeur de l’évolution du paysage politique post-révoltes arabes — la montée au pouvoir de l’islam politique — nos recherches, inscrites dans une perspective critique des théories de l’inclusion-modération et du post-islamisme, ont montré l’intérêt d’une approche relationnelle de l’intégration politique des islamistes, qui met en exergue les imbrications étroites entre partis et associations religieuses, la pluralisation des formes d’organisation et des modes d’action de l’islam politique, ainsi que l’ambivalence de ses transformations.

Nos recherches se sont également intéressées à la montée en puissance des contestations sociales et ont exploré une diversité de mouvements protestataires et de mobilisations collectives (autour de l’accès à l’emploi, aux ressources et au cadre de vie). Les différents travaux ont souligné le caractère paradoxal des revendications portées par ces mobilisations, à la fois une remise en cause des politiques de l’État, mais aussi une forte demande d’État. Ils ont fait ressortir l’émergence de nouveaux acteurs protestataires, les transformations des formes de l’action collective, qui tend à s’inscrire dans un cadre associatif ou informel, plutôt que syndical, favorise des formes d’organisation horizontale et contribue à la réactivation des identités locales, ethniques ou religieuses.

En révélant l’affaiblissement des capacités d’action de l’État et les défaillances des politiques publiques, tant en matière d’insertion économique des jeunes, de gouvernance des ressources, de gestion des nuisances environnementales et du cadre de vie, ces différentes mobilisations soulèvent la question plus large des modèles de développement et de redistribution sociale. Elles conduisent certains groupes, organisés notamment dans un cadre associatif et se prévalant de la capacité à se substituer à l’État, à promouvoir des projets économiques et des innovations sociales s’inspirant de modèles dits alternatifs ; elles amènent d’autres groupes à revendiquer des droits de préemption sur les ressources locales qui remettent en cause le modèle de redistribution sociale inscrit dans le cadre de l’État-nation. La réflexion sur les modèles de développement a montré l’intérêt d’articuler approches macro et institutionnelles et approches micro et sociologiques, qui a permis de cerner l’ampleur des pratiques économiques informelles, des stratégies de débrouille s’organisant à l’échelle des ménages ou de réseaux plus larges, et leur rôle dans les mécanismes de la reproduction sociale.

Enfin, nos recherches ont mis en évidence les liens étroits entre les reconfigurations politiques et la transformation des élites dirigeantes, faisant ressortir, comme en Tunisie, à la fois une reproduction et un renouvellement des élites économiques ou, comme en Égypte et en Algérie, l’éviction ou la marginalisation de la faction civile de l’élite des affaires par le pouvoir militaire. Nos travaux ont ainsi analysé l’émergence de nouvelles catégories d’acteurs économiques, notamment proches des partis islamistes, dont l’action est favorisée non seulement par leur proximité du pouvoir politique, mais aussi par leur inscription dans des réseaux transnationaux. Plus globalement, nos recherches et publications ont montré que les transformations des espaces économiques dans la région étudiée prennent place dans un contexte de crise majeure des États et de l’affaiblissement de leurs capacités d’action, soulignant la nécessité d’approfondir l’analyse des recompositions de l’État, notamment en prenant davantage en compte les effets de la globalisation. 

Outre les perspectives indiquées en matière d’approfondissement de l’analyse des restructurations étatiques, de la refondation des pactes sociaux et nationaux, en lien avec les processus de mondialisation, un prolongement concret de TARICA est l’obtention d’un projet ERC Proof of Concept (PoC), intitulé ELectoral information and analYSis System for the enhancement of democracy (ELYSSA). S’appuyant sur la base de données électorales et l’expertise développées au sein de TARICA, ce projet propose d’élaborer un outil d’exploration, de visualisation et d’analyse de données électorales portant sur le Maghreb. Cette plateforme interactive vise à démocratiser l’accès à l’information électorale, en mettant à la disposition de différentes catégories d’utilisateurs (ONG, médias, acteurs politiques, institutions de coopération) des outils d’analyse du vote et du changement politique dans le Maghreb post-2011.

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Place Tahrir, 18 novembre 2011, le Caire © Clément Steuer

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Alia Gana
Directrice de recherche CNRS, Laboratoire dynamiques sociales et recomposition des espaces