Faire LinCS : l’interdisciplinarité au fondement des « études culturelles »

La Lettre Sociologie Anthropologie

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Professeur de sociologie et d’anthropologie à l’université de Strasbourg, Jérôme Beauchez dirige le Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles (LinCS, UMR7069, CNRS / Université de Strasbourg). Dans le cadre de ses recherches, il a mené des enquêtes ethnographiques auprès de différentes populations marginalisées. L’objectif était d’interroger les résistances quotidiennes à l’adversité des dominations de « genre », de « classe » ou de « race ».

Le 1er janvier 2022, le CNRS et l’Université de Strasbourg ont créé une unité mixte de recherche dont l’ambition est d’ouvrir une voie nouvelle dans l’étude des cultures. LinCS est son acronyme pour Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles, ou Lab for interdisciplinary cultural studies en anglais. Cet acronyme évoque tous les liens que nous cherchons à tisser, sinon à renforcer entre les disciplines scientifiques, les chercheuses, les chercheurs, les universités et la société. Notre approche des sciences humaines et sociales est résolument interdisciplinaire. Au sein de notre collectif, elle s’appuie principalement sur un dialogue noué entre anthropologues, sociologues et spécialistes de l’histoire contemporaine ; mais nous travaillons aussi avec des géographes, des juristes, des économistes et sommes ouverts à bien d’autres apports. Tous tendent vers une ambition partagée : celle de développer les « études culturelles » en France.

Les « études culturelles », ou comment faire sens

Définir un tel projet en quelques lignes serait une gageure. Celles qui suivent se contenteront plutôt de tracer des perspectives car, à proprement parler, les « études culturelles » restent à construire. En français dans le texte, elles sont encore peu représentées — ou apparaissent sous d'autres noms — au sein de nos laboratoires et de nos universités. Pourtant, le mouvement global des sciences humaines et sociales ne saurait être pensé sans l’apport international des cultural studies considérées dans tous leurs déploiements. La plupart du temps, on les présente comme le fruit du cultural turn : le « tournant culturel » qui a marqué l’histoire et redéfini une grande part du programme de nos disciplines à partir des années 1960.

Après le grand moment structuraliste, ce tournant a replacé la culture au centre des préoccupations. C’est dans son élan que le Center for Contemporary Cultural Studies a été fondé, en 1964, à l’Université de Birmingham. Interdisciplinaire, il comptait aussi bien des spécialistes en études littéraires que des sociologues et des historiens. Leur point commun a été de travailler sur un objet peu valorisé : les « cultures populaires ». Distinctes de la prétendue « haute culture » — celle que l’on considérait comme digne des enseignements universitaires ou des musées —, les cultures populaires renvoyaient à tout ce qui pouvait faire sens dans la vie quotidienne des différentes composantes de la population — les ouvriers, les femmes, les jeunes et, plus tard, les immigrés. L’activité symbolique de ces groupes et leurs modes d’interaction n’intéressaient la recherche universitaire qu’à la marge. Avec l’apport des cultural studies, les centres d’intérêt se sont déplacés (Figure 1).

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Figure 1. Subcultures : Punk & Skin, France 1998 © Jérôme Beauchez

Cela étant, le projet du LinCS — et, plus largement, celui des « études culturelles » à venir — n’est pas de simplement reproduire le modèle anglo-saxon. Nous tirons plutôt notre originalité d’une réinterprétation des origines autant que des manières de « faire savoir » qui ont composé les cultural studies. Au-delà de toute forme d’essentialisme (qu’il s’agisse de façons d’être ou d’objets considérés comme « typiques » d’un collectif présent ou passé), notre conception des cultures se révèle dans la dynamique des significations que nous donnons aux choses, aux êtres — humains ou non-humains — et au monde qui nous entoure.

Tout l’enjeu est alors de saisir ces manières de faire sens qui, selon notre position dans telle communauté ou telle société,  aident à nous orienter autant qu’à comprendre une part du réel et de son infinie diversité. Il faut insister sur cette idée de faire sens, car elle implique tout aussi bien le domaine de la signification que celui de l’expérience dans ses dimensions les plus incarnées. C’est dire qu’elle pose les bases de toute une phénoménologie des cultures qui, depuis les manières d’expérimenter jusqu’à celles de concevoir nos mondes communs, doit précéder toute tentative d’en décrire les ontologies : autant de tableaux qui fixent l’image des êtres et des choses dans leurs essences supposées, alors que toute la variation des perspectives culturelles reste à interroger (Figure 2).

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Figure 2. Zonières devant leurs habitations, Ivry 1913 © Bibliothèque nationale de France

Des origines à l’originalité d’un projet

Ces idées, étroitement associées au projet des « études culturelles », n’ont pas émergé à Birmingham, suite au cultural turn. Elles ont été débattues dès la fin du xixe siècle, notamment dans les universités du Rhin supérieur qui ont formé l’un des creusets des Kulturwissenschaften allemandes. Strasbourg y a pris toute sa part. C’est là qu’Aby Warburg a ouvert de nouvelles perspectives en histoire des arts et des cultures ; c’est aussi là que Georg Simmel a émis des propositions tout à fait novatrices pour la sociologie. Enfin, c’est à Strasbourg que Robert Ezra Park a acquis les bases épistémologiques qu’il a injectées plus tard, à Chicago, dans le projet d’un département de sociologie et d’anthropologie qui a fait l’histoire des sciences sociales aux États-Unis. L’étude des « subcultures » (autant de « provinces » de sens et d’expérience), ainsi que l’histoire et l’ethnographie urbaines se sont nourries de ces apports, d’abord croisés dans les corridors de l’Université de Strasbourg avant d’essaimer dans bien d’autres lieux (Figure 3).

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Figure 3. Glashof (aula vitrée) du Palais Universitaire de Strasbourg, 1885 © Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg

Situer la seule origine des cultural studies à Birmingham est, en ce sens, une véritable erreur de perspective historique. Cette erreur est d’autant plus dommageable qu’elle empêche d’établir des connexions entre différentes manières d’étudier les cultures qui relèvent aussi bien de l’anthropologie, que de la sociologie ou de l’histoire — pour revenir aux fondements historiques d’une interdisciplinarité que le LinCS s’est donné pour tâche de raviver. Grande figure de l’anthropologie culturelle, Clifford Geertz a, par exemple, expliqué sa conception de la culture au moyen d’une métaphore : celle de la toile d'araignée, dont les maillages constituent tout un « réseau de signifiances » (selon l'expression de l'anthropologue). Ce réseau ou cette toile permettent non seulement de saisir, mais encore de tisser les significations du monde — y compris de la manière la plus tactile qui soit. Cette idée, Geertz la réfère directement à la tradition allemande. Plus particulièrement à Max Weber, l’un des pères fondateurs des sciences sociales modernes qui a enseigné à Strasbourg, Heidelberg et Fribourg-en-Brisgau.

C’est donc là que se situe l’originalité de notre projet : au croisement de toutes ces façons de concevoir et d’étudier la culture non pas comme un objet, mais comme le point de départ, ou l’ancrage de toutes nos recherches. Car ce sont bien les réseaux de signifiance qui organisent les perceptions du monde dans l’espace et le temps. Quelles qu’en soient les variations — et elles sont infinies —, nous concevons les cultures comme des « documents publics » (là encore, l’expression est de Geertz) qu’il s’agit de déchiffrer à partir des traces inscrites dans différents types d’archives, d’objets, ou dans les actes du quotidien qu’il nous est donné d’observer (Figure 4).

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Figure 4. Numériser pour mieux restituer ? Reproduction d’une peinture rupestre dogon, collection Lebaudy-Griaule © Université de Strasbourg

L’enquête comme volonté et comme affirmation

Tout ce qui précède explique que nos recherches sont conçues en étroite relation avec les enjeux sociétaux et les acteurs, présents ou passés. Leurs façons d’interagir et de concevoir le monde sont au cœur de nos enquêtes. Celles-ci s’articulent autour de trois thématiques-clés : « incarner » (les études du corps et de la santé), « altériser » (l’« autre » tel qu’il est conçu selon les sociétés, les cultures ou les époques) et « dévier » (l’étude des transgressions et des rapports aux normes ou aux lois). Ces trois grands domaines renferment autant d’enjeux et de préoccupations centrales pour les « études culturelles ». Leur désignation par des verbes indique que nos enquêtes se situent au plus près de l’action. L'analyse de cette dernière, au travers des archives ou au moyen de l'observation, place toutes nos propositions théoriques dans la perspective d'une première nécessité empirique : celle de mener des investigations. Car nous faisons avant tout de la recherche de terrain — qu’il s’agisse d’engagement ethnographique, d’enquête sociologique ou de dépouillement d’archives.

Nous n’affirmerons jamais assez cette volonté de mener l’enquête. C’est l’élément fondateur de notre programme de recherche et le premier pilier des « études culturelles ». Un tel fondement nous positionne autant qu’il nous situe dans les débats que suscitent les cultural studies. Ces dernières ont fait l’objet de diverses polémiques ; c’était déjà le cas dans les années 1990 avec l’affaire Sokal et Bricmont — qui les a dénoncées comme le lieu d’une imposture intellectuelle —, et c’est toujours vrai aujourd’hui avec l’agitation créée autour du « wokisme » dont les cultural studies seraient un bastion. Comme nombre de collègues en SHS, nous ne comprenons pas bien ce que certains politiques et autres polémistes rangent sous ce néologisme. Nous avons en revanche une idée bien plus claire de ce que sont les études du racisme, du sexisme, du (post)colonialisme et des différentes espèces de domination. Avec d’autres, elles sont au cœur du programme de recherche que le LinCS s’est donné. Le réaliser commande de mener des enquêtes. C’est dire que nous ne condamnons ou ne louons a priori aucune théorie. Nous les mettons plutôt à l’épreuve du terrain dans l’idée de faire progresser notre compréhension des cultures, des sociétés et des grands enjeux contemporains (Figure 5).

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Figure 5. Manifestation contre la PMA, Paris 2020 © Marie Balas

 

Contact

Jérôme Beauchez
Directeur du Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles