Retour sur l’histoire de la Faculté de médecine de la Reichsuniversität Straßburg (1941-1944)

La Lettre Histoire

#À PROPOS

Une Commission historique, internationale et indépendante, dont la mission a été d’éclairer l’histoire de la Reichsuniversität Straßburg entre 1941 et 1944, a rendu public son rapport final le 3 mai 2022, après plus de six années de recherches.

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Le ministre de l’Éducation du Reich Bernhard Rust (1883-1945) entouré du corps professoral lors de la cérémonie inaugurale de la Reichsuniversität Straßburg au palais universitaire,
23 novembre 1941 © AVES

L’installation, en janvier 1944, à l’hôpital civil de Strasbourg, de l’un des rares cyclotrons européens pour le physicien allemand Rudolf Fleischmann, membre de l’institut de recherche médicale, est pour beaucoup dans la création du Centre de recherches nucléaires à Cronenbourg, près de Strasbourg, après-guerre. Les résultats de certains travaux des membres de la faculté de médecine de la Reichsuniversität Strassburg (RUS) sont encore cités après 1945, à l’instar de ceux d’Eugen Haagen sur les virus et les vaccins (notamment contre le typhus) ou d’Otto Bickenbach sur un antidote contre le gaz de combat phosgène, dont la dernière citation, dans un rapport de l’American Environmental Protection Agency remonte aux années 1980. Éphémère, cette « université du Reich », établie à Strasbourg entre le 23 novembre 1941 et le 23 novembre 1944, a marqué à la fois l’histoire de la ville de Strasbourg et celle de l’Alsace, alors annexée de fait à l’Allemagne nazie. Elle a produit des résultats scientifiques, mais souvent au mépris de toute considération humaine et éthique.

Cette université est pourtant orpheline : ni l’historiographie allemande ni celle de la France ne retient son existence comme un fait historique digne de l’écriture d’une histoire régionale ou nationale. Personne ne se réclame de sa postérité. Et l’oubli général s’installe rapidement après les procès de la justice militaire française contre les trois professeurs de médecine (Eugen Haagen, Otto Bickenbach, August Hirt) et leurs assistants pour crimes de guerre et empoisonnements (1952-1954). Illégitime, taboue et troublante, l’histoire de la faculté de médecine de la RUS ne commence à s’écrire de manière hésitante qu’à partir des années 19901 , puis s’accélère dès les années 20002 .

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L’amphithéâtre de l’institut de pathologie et sa table de dissection sont rénovés et modernisés par les Allemands en 1940-1941 © ADHVS

Après bien des refoulements et des résistances, une commission historique indépendante est mise en place par le président de l’université de Strasbourg en 2016. Elle fait suite à une année d’accusations (Michel Cymes) et de révélations par Raphaël Toledano de l’existence de restes humains de victimes de crimes de guerre médicaux dans les collections de l’université.

La commission a rendu son rapport final le 3 mai 2022. Elle était chargée d’enquêter sur :

  • la question centrale de l’existence ou non de « restes humains » de cette période dans les collections de la faculté de médecine de Strasbourg ;
  • l’histoire des expérimentations humaines conduites par trois professeurs de la faculté au camp de concentration de Natzweiler (KL Natzweiler), créé en mai 1941 à cinquante kilomètres de Strasbourg.

La commission a engagé un travail important pour établir les noms, l’identité et des biographies des victimes pour beaucoup oubliées. Ses travaux révèlent les liens multiples, inédits et insoupçonnés, entre la faculté de médecine de la Reichsuniversität et le KL Natzweiler ; ils montrent l’intégration de l’hôpital civil dans la Reichsuniversität, ainsi que la participation de médecins locaux au fonctionnement de l’institution nationale-socialiste, la place des étudiants alsaciens et mosellans dans cette institution et les thèses soutenues. Enfin, le rapport présente des propositions en faveur d’une politique mémorielle en médecine et plus largement à l’échelle de la société civile.

Pour son travail, la commission a collecté, croisé et analysé minutieusement plus de 150 000 pages d’archives, pour la plupart inédites, dispersées après-guerre en Europe et aujourd’hui conservées dans différents dépôts d’archives en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Russie ou aux États-Unis. Les recherches systématiques en archives ont été complétées par l’étude de collections matérielles locales. La commission a ainsi identifié trois ensembles de collections qui ont fait l’objet d’une étude approfondie : une série de pièces macroscopiques et microscopiques en pathologie, une collection de lames histologiques en dermatologie et la collection histologique personnelle d’August Hirt. L’examen de ces collections n’a décelé aucun indice pouvant laisser penser qu’elles proviennent de victimes involontaires d’expérimentations médicales de l’époque. En particulier, la collection de 1 019 lames histologiques d’August Hirt date d’avant 1939 et est donc antérieure à son arrivée à Strasbourg. Elles sont par conséquent sans rapport avec ses recherches criminelles effectuées à la RUS.

La commission a par ailleurs établi que s’il existe encore, à ce jour, certaines préparations macroscopiques et histologiques datant de la période nazie, leur origine est sans lien avec des expérimentations médicales criminelles.

La commission historique a également examiné l’activité scientifique et médicale quotidienne de la Reichsuniversität Straßburg. Elle a identifié et analysé 292 thèses de médecine soutenues à la faculté de médecine entre 1941 et 1944, dont 171 thèses inconnues auparavant. Elle a également retrouvé, étudié et inventorié quelques 10 000 dossiers de patients (issus des services de psychiatrie, de médecine interne, de pédiatrie, etc.). Elle a cherché à compléter l’identification des noms et les biographies des victimes des crimes médicaux, déjà engagée par Hans-Joachim Lang et Raphaël Toledano. Enfin, la commission a établi qu’au moins 96 médecins d’origine alsacienne et mosellane ont été employés par la faculté de la médecine de la RUS, soit près de 40 %.

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Le déporté de droit commun allemand Karl Kirn (1907-1942) en 1937. L’une des victimes des expérimentations du professeur Hirt à l’ypérite dans la station Ahnenerbe du KL Natzweiler.
Il décède le 21 décembre 1942 d’une pneumonie et d’une « paralysie de l’appareil respiratoire » qui sont en réalité des suites de lésions causées par l’ypérite © StAL

Pour conclure, il a été démontré que la dimension indiscutablement criminelle de certaines expérimentations humaines ne contredit pas en soi leur caractère scientifique. Leur objectif était de produire rapidement des connaissances importantes pour l’effort de guerre. Leur qualification de « pseudo-science » après 1945 a, depuis, fortement conditionné les discussions sur les limites et les transgressions de la recherche biomédicale. Affirmer que « tout ce qui n’est pas éthique n’est pas scientifique » (donc « pseudo-scientifique ») revient à exclure d’emblée et de manière catégorique que la « vraie » recherche scientifique puisse nuire. Pourtant, les recherches de la commission indiquent le contraire. Sans chercher à réhabiliter science et médecine sous le nazisme, il faut souligner que la Reichsuniversität Straßburg était composée de nombreux spécialistes du corps médical et scientifique qui, avec leurs étudiants, ont fait œuvre de chercheurs au sein de la communauté scientifique. Depuis lors, leurs actes et comportements interrogent la pratique médicale et scientifique. La recherche scientifique et la médecine ont fait partie du système de domination et d’exploitation des camps nazis en collaborant à la veille épidémique par les analyses bactériologiques de prélèvements provenant du camp, en permettant le traitement des détenus à l’hôpital universitaire et en conduisant des expérimentations criminelles au KL Natzweiler. Ce retour sur l’histoire de la faculté de médecine de la RUS invite ainsi à s’interroger sur le rôle que la mémoire pourrait jouer aujourd’hui dans la formation médicale et scientifique des soignants et chercheurs et chercheuses de demain.

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Page de garde de la thèse de doctorat de Friedrich-August Maier intitulée « Examens d’anatomie raciale sur des cheveux de prisonniers de guerre indiens » © ADHVS

En complément du rapport, a été publié un projet wiki intitulé « Biographies autour de la Medizinische Fakultät der Reichsuniversität Straßburg (1941-1944) ». Il s’agit tout à la fois d’une base de données biographiques et d’une publication numérique d’information, d’enseignement et de recherche collaboratives, interactives et évolutives concernant les membres, les étudiants ainsi que les patients et les victimes de la faculté de médecine de la RUS. Hébergé par l’université de Strasbourg, le wiki Rus~Med est publié en accès ouvert ; il est non commercial, d’intérêt public et conçu selon les standards scientifiques et historiques universitaires. Il s’agit d’un wiki éditorialisé, en ce sens que toutes les données saisies sont validées et expertisées scientifiquement par les membres du comité éditorial avant leur publication en ligne et leur diffusion publique.

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Le professeur August Hirt et ses étudiants lors de travaux pratiques à l’institut d’anatomie © ADHVS

Christian Bonah, professeur à l’université de Strasbourg, membre de l’unité Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe (SAGE, UMR7363, CNRS / Université de Strasbourg)

  • 1Wechsler P. 1991, La Faculté de Médecine de la « Reichsuniversität Straßburg » (1941-1945) à l’heure nationale-socialiste, Université Louis Pasteur, Faculté de Médecine de Strasbourg.
  • 2- Steegmann R. 2005, Struthof. Le KL-Natzweiler et ses kommandos : une nébuleuse concentrationnaire des deux côtés du Rhin (1941-1945), La Nuée Bleue. - Toledano R. 2010, Les expériences médicales du professeur Eugen Haagen de la Reichsuniversität Strassburg. Faits, contexte et procès d’un médecin national-socialiste, Université de Strasbourg, thèse de médecine 2010. - Toledano R. 2016, Anatomy in the Third Reich. The Anatomical Institute of the Reichsuniversität Strassburg and the Deliveries of Dead Bodies, Annals of Anatomy 205 : 128‑44. - Lang H-J 2018, Des noms derrière des numéros. L’identification des 86 victimes d’un crime nazi, Presses universitaires de Strasbourg (Original allemand en 2005). - Möhler R. 2020, Die Reichsuniversität Straßburg 1940-1944. Eine nationalsozialistische Musteruniversität zwischen Wissenschaft, Volkstumspolitik und Verbrechen, W. Kohlhammer.

Contact

Christian Bonah
Professeur à l’université de Strasbourg, Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe (SAGE)