Explorer les systèmes socio-écologiques nocturnes par les paysages sonores : une expérience d’interdisciplinarité et de participation à La Réunion
#MÉTISSAGES
Face aux changements environnementaux globaux, interdisciplinarité et recherche participative contribuent à la redéfinition des formes d’expertise et de méthode scientifiques dans un contexte de transition socio-écologique.
Requalifiée en pollution lumineuse, la lumière artificielle nocturne participe de ces changements environnementaux. S’ils sont désormais bien établis dans les domaines de l’écologie, de la santé ou encore de la métrologie et de la modélisation, les travaux qui touchent à cette pollution ont jusqu’ici moins abordé les dimensions sociales. Ainsi, les études sur les rapports des populations à l’espace-temps nocturne sont rares. Elles restent circonscrites, d’une part, aux espaces urbains des grandes métropoles du Nord et, d’autre part, à l’acceptation des réponses techniques actuellement prescrites par des sphères d’action descendantes : celle de l’éclairagisme et celle de la conservation. Leur objectif est de contenir les externalités négatives de la lumière artificielle nocturne, notamment des points de vue énergétique et écologique. De la sorte, ces travaux s’inscrivent dans un référentiel marqué par la prépondérance des caractères physiques et métrologiques de l’éclairage artificiel (types de sources lumineuses, intensités, spectres et températures de couleurs, horaires d’allumage et d’extinction). Ils n’opèrent pas de rupture — qu’elle soit d’ordre épistémologique ou méthodologique — avec ceux qui ont défini la doctrine de « l’éclairer juste »1 , fondée sur une approche du couple lumière/obscurité au regard de leurs coûts et bénéfices réciproques2 .
Pour se démarquer de ces approches reliant directement la qualité environnementale des espaces-temps nocturnes aux seuls attributs de la lumière artificielle qui s’y trouve projetée, l’équipe du programme Outrenoir3 a donc pris le parti de chercher ailleurs que sous les lampadaires une nouvelle manière de caractériser les systèmes socio-écologiques nocturnes. Dans cette démarche, nous avons fait le pari d’un décentrement du regard : ce n’est plus la lumière artificielle mais le paysage sonore qui devient notre point d’entrée dans le débat sur les enjeux de préservation de « l’environnement nocturne »4 . Ce dernier est ici interprété dans une perspective mésologique qui dépasse la seule tension entre lumière artificielle et obscurité naturelle. L’environnement nocturne n’est plus alors un universel appréhendé par les seules données issues de la métrologie biophysique mais un monde ambiant, une matrice multisensorielle tissée par les relations qu’entretiennent les individus à leur milieu. L’acoustique constituant un médium technique permettant de travailler sur ces relations, nous l’avons mobilisée dans le cadre d’ateliers participatifs réunissant habitants, chercheurs et agents du Parc national de La Réunion.
L’interdisciplinarité comme condition d’exploration des paysages sonores
Les travaux menés sur les paysages nocturnes ont jusqu’ici peu intégré la composante sonore. Elle permet peut-être, plus que toute autre, d’opérer la jonction entre représentations (le paysage sonore comme construit issu de la combinaison entre le vécu et l’expérience sensible) et données observées (le paysage sonore tel qu’analysé et décomposé par les concepts, méthodes et outils de la soundscape ecology). En d’autres termes, l’une de nos hypothèses est que le paysage sonore peut constituer un objet-passerelle pertinent pour une approche de l’environnement nocturne suivant le cadre d’analyse des systèmes socio-écologiques, lieu de rencontre entre sciences humaines et sociales et sciences de la nature. Reflet de cette « volontaire nécessité » interdisciplinaire, l’équipe du programme Outrenoir a été composée sur la base d’affinités électives découvertes au fil de différents programmes de recherche et renforcées au sein d’une démarche collective de long terme, l’Observatoire de l’environnement nocturne5 . Quatre des dix instituts du CNRS — l’Institut des sciences humaines et sociales, l’Institut écologie et environnement, l’Institut des sciences de l'information et de leurs interactions et l’Institut national de physique nucléaire et de physique des particules — sont ainsi représentés au sein d’une équipe qui, dans une même attention aux paysages sonores nocturnes, unit la géographie de l’environnement, l’écologie de la conservation, l’intelligence artificielle et l’astrophysique6 .
Le fénoir comme paysage sonore à part entière
Le choix de La Réunion comme terrain d’étude du programme Outrenoir n’est bien sûr pas le fruit du hasard. Plusieurs membres du programme y déploient, depuis 2021, différentes opérations de recherche et de recherche-action autour du fénoir7 , mémoire vivante de la nuit « naturelle » témoignant de l’importance de l’obscurité dans le vécu, les pratiques et l’imaginaire des populations créoles, ainsi que d’une relation singulière au vivant non-humain. Autrement dit, le fénoir constitue une ressource spécifique d’un habiter créole mis à mal par l’urbanisation rapide du territoire réunionnais et par les mutations de l’empreinte lumineuse qui l’accompagnent. Lors d’une mission exploratoire menée en novembre 2021, trois dimensions contemporaines du fénoir sont mises en exergue par l’équipe de recherche : le « fénoir patrimonial », le « fénoir vécu » et le « fénoir environnemental ». Compris au sens mésologique, ce dernier est un milieu de vie à part entière vers lequel et à l’intérieur duquel on s’achemine — on part dann fénoir (dans l’obscurité) comme on part en mer ou en montagne — et où l’on rencontre un bestiaire fantastique qui a nourri les représentations des habitants de l’île, notamment ceux de culture créole. Ce bestiaire fabuleux est nourri d’animaux sauvages qui côtoient d’autres créatures associées à l’univers domestique et font du fénoir environnemental un paysage sonore à part entière. Nombre des peurs, croyances, motifs ou beautés évoquées à propos de la nuit sont ainsi associées à ce que l’on peut entendre dans son obscurité8 .
On ne connaît bien que ce que l’on habite, ou l’enjeu de la participation
Le programme Outrenoir vise donc à creuser cette dimension environnementale du fénoir par une approche interdisciplinaire permettant de saisir ces rapports expérientiels aux paysages sonores nocturnes du quotidien. En accord avec le Parc national de La Réunion et son programme d’action des « Jours de la nuit », des ateliers ont été menés dans deux secteurs aux contextes géographiques et socio-économiques bien distincts : le bourg de la Plaine des Palmistes (siège du Parc national) et La Rivière des Galets, quartier des communes du Port et de La Possession. Cette échelle spatiale de la proximité nous a semblé pertinente pour appréhender avec finesse les différents socio-écosystèmes nocturnes de l’île, et contribuer ainsi à rapprocher l’action collective de préservation de l’environnement nocturne, portée entre autres par le Parc, des systèmes de valeurs et de représentations liés à l’épaisseur physique, écologique, historique, socio-économique, politique ou encore symbolique du territoire. Pointe ici l’enjeu de la territorialisation de l’action collective de préservation de l’environnement nocturne qui, telle que nous la définissons, vise à former des publics capables de définir des problèmes, participer à l’enquête, à la collecte de données, être inclus dans les protocoles d’analyse pour, in fine, participer à la proposition de solutions. C’est cette modalité de participation, celle de la co-construction, que nous avons recherchée dans les ateliers.
Le protocole expérimental déployé en ateliers
Le protocole des ateliers, désormais reproductible, est construit autour de trois temps. Dans un premier temps, il s’agit de présenter aux habitants notre démarche de recherche, puis les enregistreurs acoustiques autonomes qui seront installés dans leur jardin ou sur leur balcon à l’issue de ce premier rendez-vous, et enfin de relever sur un plan la localisation de leur habitation. Cruciale, cette étape installe une discussion qui permet de récolter les premières données situées et contextualisées sur ce qui compose, différencie ou rapproche les environnements quotidiens des uns et des autres. À l’issue de ce premier temps, chaque participant repart installer chez lui le boîtier préalablement programmé pour, dès la tombée du jour et durant toute la nuit, enregistrer les sons environnants par séquences intermittentes.
L’équipe passe récupérer les enregistreurs et commence alors le deuxième temps de l’atelier, qui consiste en un travail de reconnaissance automatique des sons par une méthode d’intelligence artificielle. Celle-ci permet, pour chaque enregistreur et donc pour chacun des sites, de calculer puis de visualiser dans le temps les probabilités d’occurrences des trois grandes catégories sonores que sont la géophonie (par exemple le bruit des rivières, le bruit du vent), l’anthropophonie (bruits de véhicules, paroles, autres sons d’origine humaine) et la biophonie (les sons produits par les autres espèces animales, par exemple les oiseaux, les orthoptères). Cette étape met en exergue les différences spatio-temporelles de densités entre ces trois catégories, soit autant de contrastes au sein des paysages sonores du socio-écosystème nocturne étudié. Enrichie par un croisement des expertises entre écologues et géographes, elle permet de sélectionner rapidement et objectivement les sons en vue du troisième temps de l’atelier, la phase d’écoute collective.
Construit autour d’un « jeu des paysages sonores », ce temps permet la caractérisation située et partagée du socio-écosystème nocturne dans lequel l’atelier a été déployé. Le but du jeu : identifier collectivement le site sur lequel chacun des extraits sonores sélectionnés et diffusés avait été enregistré la nuit précédente. Pour en arriver à cette ultime étape, plusieurs phases — tant individuelles que par équipes — étaient nécessaires à la démarche d’enquête, et donc travaillées comme telles par les participants : déterminer la tranche horaire de l’enregistrement, reconstituer les composantes du paysage environnant (à partir de catégories empruntées à la classification de l’occupation des sols de l’île réalisée par le Cirad en 2021) grâce à des marqueurs sonores comme, par exemple, la présence de telle ou telle espèce d’oiseaux, un filet d’eau coulant dans la ravine voisine, ou encore le grondement des véhicules automobiles.
Les perspectives
Questionner le rapport des participants à leur monde propre nous a permis de travailler et stabiliser une méthode réplicable, structurée par trois interrogations à la racine de toute relation aux territoires-milieux de vie : par l’attention aux différentes composantes du paysage sonore, suis-je en mesure de savoir et comprendre où je suis (rapport à l’espace), à quel moment je suis (rapport au temps), et avec qui je suis (rapports aux altérités humaine et non-humaine) ? L’énoncé expérimental élaboré par les chercheurs d’Outrenoir a ainsi permis de faire entrer la science en société en proposant un cadre de délibérations scientifiques et politiques, un prototype qui dépasse la posture d’autorité visant à fabriquer une « acceptabilité sociale » des mesures de protection de l’environnement nocturne. Sur cette problématique environnementale comme sur d’autres, l’un des apports des croisements disciplinaires est de montrer que la connaissance métrologique et statistique gagnerait à s’accompagner d’un travail d’acculturation et d’appropriation de la problématique par les usagers et les gestionnaires des milieux, et bien entendu par les pouvoirs publics décisionnaires. Parce qu’elle met en tension des lectures différentes du cadre de vie, qu’elle questionne nos référentiels d’usage et d’attitude consuméristes et qu’elle amène à faire évoluer les façons de faire, la préservation de l’environnement nocturne doit être posée comme objet de débat et enjeu de société. En prenant le paysage sonore nocturne comme point d’entrée dans ce débat, les ateliers déployés dans le cadre du programme Outrenoir de la Mission pour les Initiatives Transverses et Interdisciplinaires (MITI) du CNRS y ont contribué de façon originale.
- 1« Éclairer juste » est le référentiel d’action qui s’est progressivement imposé, depuis 2009, aux parties prenantes de l’éclairage public sous couvert de « transition énergétique pour la croissance verte ».
- 2Voir : Challéat S.*, Lapostolle D.*, Milian J., Bénos R., Barré K., Farrugia N., Renaud M., Maisonobe M., Morvan S., Ronzani C., Foglar H., Loose D. (accepté, à paraître), Construire et travailler un objet de recherche en interdisciplinarité : l’exemple de l’environnement nocturne à La Réunion, Tracés, numéro thématique coordonné par Pecqueux A., Poupin P., Vuillerod J.-B., « Les sciences humaines et sociales face aux sciences de la nature : quelle interdisciplinarité ? » *Contributions équivalentes.
- 3« Participation des populations habitantes à la caractérisation des socio-écosystèmes nocturnes des territoires réunionnais », projet de recherche lauréat de l’appel à projets 2022 de la Mission pour les Initiatives Transverses et Interdisciplinaires (MITI) du CNRS, action Sciences participatives en situation d’interdisciplinarité. https://miti.cnrs.fr/appel-a-projets/sciences-participatives-en-situation-dinterdisciplinarite/
- 4Challéat, S. (2018). Le socioécosystème environnement nocturne: un objet de recherche interdisciplinaire. Natures Sciences Sociétés, 26(3), 257-269.
- 5L’Observatoire de l’environnement nocturne succède au Collectif Renoir (Ressources environnementales nocturnes et territoires) et poursuit le travail collaboratif engagé depuis 2013 par ce groupe pluridisciplinaire de chercheurs, chercheuses et praticiens autour de la thématique de la préservation et de la valorisation de l’environnement nocturne. Originellement positionné en sciences sociales, ce collectif de recherche a progressivement accru ses échanges avec d’autres communautés scientifiques, lui permettant ainsi de développer des travaux radicalement interdisciplinaires, à l’interface entre environnements et sociétés. Dispositif collaboratif dédié à la production de connaissances scientifiques sur l'environnement nocturne, l'Observatoire intervient également en appui aux démarches territoriales de préservation et de valorisation de l'obscurité. C’est dans ce cadre qu’un partenariat est actuellement en cours de contractualisation entre le CNRS et le Parc national de La Réunion.
- 6L’équipe de recherche est composée de : Samuel Challéat (porteur), Rémi Bénos, Sylvain Morvan, tous trois membres du laboratoire Géographie de l'Environnement (GEODE, UMR5602 CNRS / Université Toulouse Jean Jaurès) ; Johan Milian, Laboratoire dynamiques sociales et recomposition des espaces (LADYSS, UMR7533, CNRS / Université Paris Nanterre / Université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Université Paris Cité) ; Kévin Barré, Centre d'Écologie et des Sciences de la Conservation (CESCO, UMR7204, CNRS / MNHN / Sorbonne Université) ; Nicolas Farrugia, Laboratoire des sciences et techniques de l'information, de la communication et la connaissance (Lab-STICC, UMR6285, IMT Atlantique / ENSTA Bretagne / Université de Bretagne Occidentale / Université Bretagne Sud / École nationale d’ingénieurs de Brest) ; Matthieu Renaud, Laboratoire univers et particules de Montpellier (LUPM, UMR5299, CNRS / Université de Montpellier).
- 7Raymond Figueras, dans son Dictionnaire insolite de La Réunion (2022, éditions Cosmopole, pp. 53-54), donne la définition suivante du terme créole fénoir (aussi orthographié fénwar) : « Le contraire du féclèr, la lumière qui apparaît au barzour (à la barre du jour), une aube d’espoir qui se lève à l'horizon. Autrement dit, le fénoir, c’est la nuit, mais aussi l’ignorance, l’obscurantisme, la désespérance. »
- 8Voir : Challéat S.*, Milian J.*, Lapostolle D., Bénos R., Barré K., Foglar H., Ronzani C., Maisonobe M., Renaud M., Morvan S., Prévost H., Farrugia N. 2022, Programme-cadre FENOIR (Figurations de l’environnement nocturne des territoires réunionnais). Rapport d’étape pour le Parc national de La Réunion. [Rapport de recherche] Parc national de La Réunion, CNRS, Observatoire de l’environnement nocturne, juin 2022, 124 p. *Contributions équivalentes.