Trois questions à Gisèle Sapiro, sur la Chaire collective de recherche franco-québécoise sur les enjeux contemporains de la liberté d’expression
#TROIS QUESTIONS À...
Créée conjointement, en octobre 2022, par les Fonds de recherche du Québec (FRQ) et le CNRS, la Chaire collective de recherche France-Québec Colibex vise à apporter une contribution déterminante sur les enjeux contemporains de la liberté d’expression, tant sur le plan du dialogue académique qu’en matière de retombées sociétales. Le tout dans une dimension collaborative et internationale. Présentation dans la Lettre de l’InSHS par Gisèle Sapiro, directrice de recherche au CNRS, directrice d’études à l’EHESS, membre du Centre européen de sociologie et de science politique de la Sorbonne (CESSP, UMR8209, CNRS / EHESS / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), et coordinatrice scientifique de la chaire côté français.
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Quels sont les enjeux scientifiques et sociétaux de cette chaire ?
La liberté d’expression est un droit humain fondamental reconnu par toutes les démocraties libérales. Mais celui-ci prend des formes différentes selon les traditions juridiques nationales, et il peut se trouver confronté à d’autres droits avec lesquels il entre en contradiction, comme la protection des individus contre la diffamation ou l’injure raciste, ou encore la protection de la vie privée. La liberté d’expression se décline aussi de façon spécifique dans les domaines de la science, de l’art et de la religion. Une approche internationale et pluridisciplinaire de son histoire, des formes qu’elle prend et des enjeux auxquels elle est confrontée, s’impose donc.
Le partenariat avec le Québec constitue une opportunité pour développer une telle approche comparée, par pays et par domaine. Elle est particulièrement intéressante dans ce cas en raison de l’histoire des échanges culturels entre nos deux pays, qui sont en même temps inscrits dans des configurations géopolitiques différentes : le Québec en raison de la proximité avec les États-Unis, la France en tant que membre de l’Union européenne. Ces configurations ont une incidence sur la manière dont les enjeux sont définis et perçus de part et d’autre, et cette chaire est l’occasion non seulement de faire un inventaire de ces écarts et d’en comprendre la signification profonde, mais aussi de mieux connaître et faire connaître les différentes manières de traiter ces problématiques.
Quels sont les objectifs et comment va fonctionner concrètement cette chaire collective ?
Le principal objectif côté français est de fédérer les travaux menés sur ces questions dans toutes les disciplines et de créer une synergie et une dynamique pour identifier les lacunes et impulser de nouvelles recherches.
La chaire s’organise en quatre axes, portés chacun par des co-titulaires français et québécois. Le premier axe, qui a un caractère transversal, porte sur la question de la régulation de la liberté d’expression en régime démocratique : quelles doivent en être les limites ? Par exemple, en France, elle est bornée par une loi interdisant le racisme et les discours de haine contre des personnes en raison de leurs origines ethniques, religieuses, de leur sexe ou de leur orientation sexuelle. Aux États-Unis, le principe de la liberté d’expression codifié au premier amendement l’emporte le plus souvent sur les tentatives de sanctionner les discours de haine. Au Canada, cette question est en débat. Mais partout les efforts de régulation d’Internet se heurtent à des obstacles.
Le deuxième axe concerne la liberté d’expression face aux croyances religieuses et aux identités. Comment concilier la liberté d’expression et de critique avec la liberté de croyance religieuse ? Cet axe croise très directement la question de la régulation des discours de haine.
Le troisième axe traite de la science et des savoirs. Il interroge les rapports entre liberté d’expression et liberté académique, spécifique aux universitaires et aux chercheurs. Cette dernière se trouve très limitée dans les régimes autoritaires et menacée dans les régimes illibéraux. Elle est aussi confrontée à toutes sortes de pressions dans les démocraties libérales, telles que les poursuites-bâillons, ou les campagnes de désinformation.
Enfin, la liberté d’expression prend des formes très spécifiques dans le domaine de l’art, où elle renvoie à une histoire de luttes pour la liberté de création contre toutes les formes de censure, idéologiques et morales. Ce domaine reste borné par la protection de l’enfance notamment.
Concrètement, il s’agit d’organiser des rencontres internationales, sous forme de séminaires, ateliers, journées d’étude, colloques, soit par axe, soit en croisant les axes. Est déjà prévue le 30 mai une journée d’étude à l’université de Nanterre sur les « Mots et symboles interdits » ; elle sera suivie le 31 mai d’une présentation des axes de la chaire à la Bibliothèque Gaston-Miron - Études québécoises (BGM) à l’université Sorbonne Nouvelle. Des écoles thématiques sont également envisagées.
Une ouverture sur la société civile est particulièrement souhaitée dans le cadre de la Chaire. Pourquoi cette volonté ? Que peut-on attendre de cette ouverture ?
La liberté d’expression est un enjeu sociétal de première importance aujourd’hui. Inexistante dans les pays autoritaires comme l’Iran, la Chine ou la Russie, où les médias sont contrôlés par la propagande étatique et où aucune parole dissidente ne peut s’exprimer, elle est très réduite et menacée dans les régimes dits illibéraux, comme l’Inde, la Hongrie ou l’Égypte. Dans les démocraties libérales, elle est bornée par les restrictions déjà évoquées visant à protéger d’autres droits des personnes, mais peut être muselée par les intérêts privés, comme dans les poursuites-bâillons visant à faire taire des lanceurs d’alerte, ou par la censure opérée par les grands groupes de presse et d’édition. Il s’agit de comprendre et de faire connaître les moyens de contrôle, de pression et d’intimidation pratiqués dans différents types de régimes, ainsi que les moyens de les contourner ou d’y échapper.
En outre, nombre d’institutions culturelles ou scientifiques, qu’elles soient privées ou publiques, sont confrontées quotidiennement à des questions de liberté d’expression, de censure, de pressions, ou à l’équilibre à trouver entre des principes contradictoires. Les avocats et associations, tout comme les magistrats, sont souvent en demande d’éclairages de la part d’experts de ces questions. Il s’agit, tout en nourrissant la réflexion collective de leur riche expérience pratique, de leur fournir des outils analytiques et des perspectives juridiques, socio-historiques, ou philosophiques. La liberté d’expression part du principe que le débat démocratique est ce qui permet de faire avancer la réflexion commune. L’organisation de rencontres avec des acteurs et actrices de la société civile doit offrir un cadre propice à de tels échanges à l’abri des polémiques publiques attisées par les médias. Elle doit favoriser la circulation des connaissances sur le sujet ainsi que des bonnes pratiques.
Axe Liberté d’expression, démocratie et droits humains fondamentaux : quelle régulation ? Thomas Hochmann, Université Paris Nanterre, Pierre Rainville, Université Laval |
Axe Liberté d’expression, croyances religieuses et identités Hanane Karimi, Université de Strasbourg, Solange Lefebvre, Université de Montréal |
Axe Savoirs, science, et liberté d’expression Thibaud Boncourt, Université Jean Moulin Lyon 3, Maryse Potvin, Université du Québec à Montréal (UQAM) |
Axe Censure et création Anna Arzoumanov, Sorbonne Université, Mathilde Barraband, Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) |