Les Européens en Algérie (1830-1962). Naissance d’une population et construction des identités en contexte colonial

Lettre de l'InSHS Histoire

 #OUTILS DE LA RECHERCHE

Depuis quelques années, le Centre Roland Mousnier (CRM, UMR8596, CNRS / Sorbonne Université) a engagé une ouverture de ses thématiques de recherche à l’Algérie coloniale dans une perspective d’Histoire de la famille et des populations. Le cas algérien est en effet tout à fait original, en raison de son statut départemental précoce (1848), de sa proximité géographique avec la métropole et, enfin, de l’importance de son peuplement européen, car l’Algérie est incontestablement « la » colonie de peuplement du Second Empire colonial français.

Gouvernement général de l'Algérie. Colonisation. Peuplement de nouveaux villages. Concessions de terres (...) conditions et formalités à remplir pour obtenir une concession (...) © ANOM

La volonté de mettre au service de l’ensemble de la communauté scientifique les fruits de ce travail préliminaire se traduit par le choix d’un guide de sources en ligne, qui s’organise, à la différence d’un inventaire de séries classique, autour de thématiques précises et des Humanités numériques. Intégrant les problématiques de l’histoire de la famille à l’espace colonial ainsi que l’étude démographique des populations européennes en Algérie, cette approche nécessitait un important travail d’identification des séries dans les dépôts d’archives publiques, afin de proposer différentes entrées des sources répertoriées par thématiques, depuis les multiples projets de colonisation en Algérie au début du xixe siècle à la prise en charge des indemnisations des rapatriés d’Algérie.

L’Algérie attire de nombreux migrants, bien au-delà des rivages de la Méditerranée, inscrivant ainsi l’espace algérien dans le contexte des grandes migrations mondiales du xixe siècle. On trouve ainsi des dossiers concernant des maronites du Liban, des catholiques suédois ou encore des coolies chinois. Le choix de l’équipe de l’axe 1 « Histoire de la famille et des populations » s’est porté sur la population européenne migrant en Algérie, à partir des années 1830. Le terme d’« Européens » est adapté à la réalité des nationalités diverses (Espagnols, Italiens, Maltais, Sardes, Français, Suisses, Allemands, etc.) qui se retrouvent majoritairement dans la société coloniale.

Un des objectifs des recherches à venir est de percevoir la réalité de la cohabitation de ces groupes européens dans l’Algérie coloniale. Il s’agit de mesurer cette population, d’enquêter sur les comportements démographiques et les flux migratoires, d’appréhender les interactions, cohabitations et tensions afin de restituer au mieux ce que pouvait signifier une colonie de peuplement pour ceux qui la composaient et qui y vivaient.

Mariages, Alger, 1841 @ ANOM, Archives protestantes, 208 APOM 58

Que sait-on par exemple du parcours en Algérie de Jean Henri Genre, qui épouse le 6 février 1841, à la mairie d’Alger puis au temple protestant, mademoiselle Antonia Margarita Mercadal ? Il est âgé de 30 ans, maçon, né en Sardaigne et protestant ; elle est couturière, catholique, âgée de 32 ans, née sur l’Île de Minorque. Ce couple mixte du point de vue confessionnel habite au 93, rue du Lézard dans la Casbah d’Alger, ce qui laisse supposer un concubinage antérieur au mariage, pratique plus fréquente qu’en métropole. L’acte civil nous apprend également que cette adresse est aussi celle de la mère de la future, Margarita Cavaller, blanchisseuse, qui est donc en Algérie avec sa fille et qui assiste à son mariage ; son mari est décédé à Santa Maria de Mahon (Minorque) quelques années plus tôt. Dans le cas des Espagnols, la migration est effectivement souvent familiale ; elle peut même être celle de petits villages entiers vers l’Oranais en particulier. Il s’agit là essentiellement d’une immigration de la misère qui les pousse à quitter leur pays d’origine.

C’est à partir de l’ouverture d’une colonisation officielle (19 septembre 1848) que l’Algérie voit arriver en nombre des colons français, attirés par la promesse d’une vie meilleure, où l’État leur garantit une maison, des instruments, du bétail et la protection de l’armée pendant trois ans, sur une terre encore largement marquée par les affrontements armés avec les « indigènes ». Dans un deuxième temps, l’État ouvre la colonisation aux Européens non français, dans des villages ou centres de colonisation.

À ces colons européens, s’ajoute tout le personnel français d’encadrement de la colonie (militaires, médecins de colonisation, administratifs, etc.). Les archives concernant ces personnels devraient permettre de renseigner les trajectoires et les modalités de construction d’une élite coloniale. De la même façon, l’étude des concessions permet de distinguer ces « gros colons », parmi lesquels, en 1957, Germaine Tillion estimait 300 familles de très riches et une dizaine d’excessivement riches. Quelques parcours sont étonnants. C’est le cas de B. d’Angomer (Ariège), arrivé en Algérie en 1872 avec mille francs, qui obtient, à Tizi-Ouzou, une concession de 21 hectares : lors de l’enquête de 1907, il possède cette fois 150 hectares et une fortune estimée à 150 000 francs.

Si la majorité des migrants vers l’Algérie est masculine, en particulier au xixe siècle, la migration féminine doit être interrogée de la même manière que les femmes vivent en famille ou qu’elles soient seules. Les listes de concessions octroyées indiquent nombre de veuves et quelques femmes célibataires. Qui est, par exemple, Marie Zannettacci-Stephanopoli, qui obtient un lot de colonisation en 1906, dans le département de Constantine ? Elle fait une demande en même temps que François Zannettacci-Stephanopoli. Celui-ci n’est pas son mari, puisque les demandes sont familiales. Est-il son frère ou un autre membre de la famille ? L’état civil nous apprend ainsi que François est né à Cargèse (Corse du sud) où sont présentes de nombreuses familles originaires de Grèce, qu’il se marie en 1900, époque à laquelle il était professeur ; sa femme Marie-Apolline est née en Algérie, en 1851, de parents « français de France », représentant la première génération de colons nés en Algérie.

Ces mariages entre migrants d’origines différentes ou entre enfants de migrants, l’école, le service militaire pour ceux qui ont été naturalisés, les trajectoires individuelles, professionnelles et familiales… ont certainement constitué des facteurs de rapprochement au sein de cette nouvelle population. Tous les enfants nés sur le sol algérien fréquentent l’école française ; les adultes sont quant à eux amenés à pratiquer le français dans leur vie quotidienne. L’unification linguistique précède l’unification culturelle. La communauté européenne s’élargit également par la naturalisation collective des Juifs d’Algérie (1870) et la grande Loi sur la naturalisation de 1889. Malgré tout, des différences subsistent comme en témoigne la Géographie enfantine de Marie-Pierre Fernandès1 (2000) qui indique que « c’était le nom qui disait tout de la personne. Il y avait les Français de France (…) et les autres, les Italiens, les Juifs et les Espagnols. (…) Cela fait un peu pauvre et vulgaire d’Être Espagnol ». Quoi qu’il en soit, l’implantation des populations venues d’Europe, malgré les difficultés liées au climat ou aux épidémies, est bien réelle. Elle quadrille l’espace algérien avec des spécificités liées aux pays d’origine : si les Français sont présents sur l’ensemble du territoire et notamment majoritaires dans les villes de l’intérieur, les Espagnols sont plus massivement présents dans l’Oranais, les Italiens dans les villes portuaires de l’Algérois et du Constantinois.

L’encadrement par l’État impose des cadres permettant aux migrants qu’ils s’insèrent au sein de la société coloniale. Quelques grandes séries (Instruction publique, Santé, Administration, etc.) autorisent à « attraper » et dérouler des parcours personnels et professionnels. Ceux-ci peuvent permettre d’évaluer le degré d’homogénéité de la population sur la longue durée de la période coloniale (1830-1962).  

Enfin, dans les contextes de guerres (1939-1962), la question principale est celle de savoir si la population européenne se sent unie ou si l’on voit au contraire ressurgir des différences et des tensions liées aux origines nationales quand se jouent alors des questions de maintien de l’ordre, de surveillance politique, d’exclusion du groupe dans le cas des Juifs pendant le régime de Vichy et, finalement, de fidélité à la Nation.

Quelle est en fait la réalité de cette population européenne d’Algérie avant qu’elle ne soit au bout du compte perçue comme unifiée par le seul fait du rapatriement de 1962 ?

Ce travail, aujourd’hui disponible, offre ainsi de nouvelles pistes pour renouveler l’histoire coloniale de l’Algérie à travers le prisme particulier de la démographie historique et de l’histoire des populations et de leurs archives. Cet outil à destination des chercheurs et chercheuses est également évolutif : un travail est en cours pour répertorier cette fois-ci les archives privées et les écrits personnels.

  • 1Fernandes M-P. 2000, « Géographie enfantine d’Algérie », Littérature/Action n° 61-62 : 43-46, citée par Colonna F. et Taraud C. 2008, « La minorité européenne d’Algérie (1830-1962) : inégalités entre “nationalités”, résistances à la francisation et conséquences sur les relations avec la “majorité musulmane” », Colloque Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne, La Découverte.
Embarcadère à Alger © ANOM

Contact

Corinne Gomez
Ingénieure d'études en Histoire moderne et contemporaine, Centre Roland Mousnier (CRM)