Sciences en action et justice environnementale : pour un observatoire transdisciplinaire des changements environnementaux et sociaux au Sénégal

La Lettre Sciences des territoires

#INTERDISCIPLINARITÉS

En 2017, la revue médicale The Lancet montrait que les pollutions sont la plus importante cause environnementale de maladies : celles induites par les pollutions ont causé quelque « 9 millions de décès prématurés en 2015, soit 16 % de tous les décès dans le monde, trois fois plus que le sida, la tuberculose et le paludisme réunis et 15 fois plus que toutes les guerres et autres formes de violence » (The Lancet, 2017).

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Vivre avec les usines métallurgiques, Sebikotane 2022 © Yann Philippe Tastevin

Sans surprise, les classes les plus défavorisées cumulent les facteurs de risques, notamment dans les « exposomes urbains » alliant pollutions, bruit, chaleur et pauvreté. Au Nord comme au Sud, la question de la justice environnementale est aussi une question de justice sociale : elles sont inséparables et relèvent d’enjeux vitaux.

Malgré cette ampleur grandissante, les émanations des industries, des véhicules et des produits chimiques en Afrique sont peu considérées. Entre Sénégal, Burkina Faso et Mali, les chercheurs et chercheuses du Laboratoire International de recherche Environnement, Santé, Sociétés (ESS, IRL3189, CNRS / Université Cheikh Anta Diop / Université Gaston Berger/ Université de Bamako / CNRST), travaillent sur les questions de santé environnementale. En analysant de manière systématique et coordonnée les relations complexes entre des milieux spécifiques, des états de santé et des dynamiques sociales, des médecins, toxicologues, écologues et anthropologues participent aujourd’hui de la construction interdisciplinaire d’un objet d’étude sur les pollutions industrielles en Afrique de l’Ouest.

Depuis le Sénégal, des équipes de recherche en sciences humaines et sociales, sciences de l’ingénieur, sciences de la santé et sciences de l’environnement ont pu développer, au-delà de leurs laboratoires, des collaborations internationales qui donnent lieu à une confrontation des approches et des disciplines tout autant qu’à une compréhension réciproque des protocoles et des méthodes d’enquêtes. Avec le soutien de l’université de Cheikh Anta Diop (UCAD, Dakar, Sénégal), du CNRS et du Belmont Forum, des programmes dédiés à l’interdisciplinarité explorent ensemble des espaces altérés, où les habitants ont dû apprendre à vivre avec des nuisances continues insidieuses et peu perceptibles. S’ouvrent ainsi de nouveaux lieux de recherche, où les enquêtes de terrains passent ces nouvelles matières de l’anthropocène au crible des approches anthropologique, géochimique, toxicologique et épidémiologique. Des chercheurs et chercheuses d’horizons divers mènent des enquêtes conjointes, rendent progressivement disponibles des données locales sur la caractérisation des polluants, les niveaux de pollutions et la prévalence des maladies dans les zones impliquées, (co)-produisant des connaissances spécifiques à chaque lieu.

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La Nationale 2 avant le début du chantier du Train Express Régional, Sebikotane, 2023 © Julien Hazemann

Les espaces discrets des pollutions : un nouveau lieu de travail interdisciplinaire au Sénégal

Les zones d’expansion urbaine en Afrique de l’Ouest, comme les villes de Sebikotane et Diamniadio dans la région de Dakar au Sénégal, connaissent, depuis une dizaine d’années, des changements de grande ampleur qui les ont faites passer, en peu de temps de bourgades paisibles à pôles urbain et industriel majeurs. Les bouleversements sont tangibles et facilement décrits par les populations locales qui ont vu, après la réalisation de l’autoroute, se multiplier les constructions. Sur quelques kilomètres carrés autrefois couverts par des villages, des champs et des vergers, se jouent toutes les tensions de la société sénégalaise poussée vers une modernisation à marche forcée.

Ces agglomérations, au centre de la presqu’île du Cap-Vert, où vivent 65 % de la population du Sénégal et se concentrent plus de 90 % des projets d’infrastructures et du parc industriel, constituent un observatoire péri-urbain privilégié des bouleversements socio-écologiques en cours. Dans cet espace au cœur du triangle Dakar-Thiès-Mbour, les enquêtes documentent et analysent les ruptures urbaines, techniques, sociales et environnementales successives qui ont fait de ce territoire l’un des sites industriels les plus importants d’Afrique de l’Ouest. Jusqu’il y a une trentaine d’années, Sebikotane était connue pour sa forêt classée… Jusqu’il y a une dizaine d’années, la ville était connue pour l’abondance et la prospérité de ses vergers… Et aujourd’hui ? Ce n’est pas seulement le paysage qui s’est modifié, c’est aussi le milieu qui s’est altéré. Les nappes phréatiques, encore à fleur de sol il y a quarante ans, sont aujourd’hui largement pompées par les industries et l’agro-industrie. L’air respirable est pollué par les usines de recyclage des métaux, par les feux de déchets sauvages, faute d’un service de traitement efficace à l’échelle de la région, et par le flux routier devenu incessant sur la nationale 2 qui traverse la ville. Les sols n’offrent plus de transactions vivables entre humains et non-humains : les jardins familiaux, les lieux de pâturage et de cueillettes comme de rituels ont quasiment disparu alors qu’ils sont encore au fondement des pratiques locales.

Ces mutations radicales sont reliées à des mouvements plus globaux : l’expansion de Dakar, l’accroissement démographique du Sénégal, l’augmentation du réchauffement climatique global, le développement libéral de l’économie et l’extinction massive des espèces végétales et animales, ce qui semble les rendre inéluctables. Voilà une image, parmi d’autres, qui caractérise l’urbanisation et l’industrialisation du monde, lorsque nous enquêtons sur la ligne de front du développement de Dakar. Trop souvent négligé, le continent africain offre un grand nombre de lieux qui racontent une histoire plurielle de l’Anthropocène1 , imposant des approches scientifiques multiples, des mises en corrélations innovantes et de nouvelles façons de faire sciences.

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Capteur Airgeo de la qualité de l’air utilisant des écorces d’eucalyptus, Sebikotane, 2022 © Pape Mbathe Thiandoum

Faire sciences autrement : des écorces pour co-construire la connaissance sur la pollution de l’air avec les habitants

Contribuer à la transformation sociale et écologique d’un territoire à travers des enquêtes scientifiques concernant des pollutions de l’air d’origine anthropique : c’est le défi que s’est lancé le consortium international de scientifiques, artistes, acteurs locaux et citoyennes dans le projet AirGeo (CNRS, UCAD Belmont Forum). S’appuyant sur des campagnes scientifiques pluridisciplinaires menées dans cinq pays (Brésil, Sénégal, Côte d’Ivoire, Ghana et France), le projet AirGeo a mis en place un dispositif innovant articulant très fortement sciences participatives et outils d’analyse scientifiques.

L’originalité du projet démarré sur les communes de Sebikotane et Diamniadio à partir de janvier 2022 a été de déployer des capteurs de la qualité de l’air utilisant des écorces d’eucalyptus. Ces capteurs sont nés de la rencontre entre des géophysiciennes du laboratoire de Géosciences de l’environnement de Toulouse (GET, UMR5563, CNRS / IRD / Cnes / Université Toulouse III-Paul Sabatier), un anthropologue du laboratoire international Environnement, santé, sociétés, un fablab de Dakar (Dëfko ak Niep) et une agence de design de Toulouse (Ultra-Ordinaire). Low-techs, peu chers, non impactants, ces capteurs passifs, pensés comme des petits pièges à particules, peuvent se déployer à grande échelle avec un double avantage : spatialiser la mesure de la qualité de l’air et élargir les cercles des personnes concernées par la mesure.

Leur déploiement à Sebikotane a été rendu possible grâce à une large mobilisation : de la commune, des délégués de quartier, des femmes responsables de la santé communautaire, des jeunes associatifs œuvrant pour le développement du territoire, des comédiens de théâtre-forum et des habitants accueillant les capteurs-écorces chez eux. Par l’installation des 200 capteurs-écorces, 2 000 personnes ont été mobilisées pour expérimenter de nouvelles manières démocratiques de mesurer les pollutions. Cette recherche en partage a pris une autre ampleur encore pendant les six mois d’exposition des capteurs-écorces dans la cour des maisons, et pendant l’année nécessaire à l’analyse des capteurs en laboratoire. Toute une série d’enquêtes scientifiques ont été initiées :

  • en sociologie et anthropologie des pollutions, pour faire émerger des repères sensibles de la perturbation environnementale, documenter l’expérience ordinaire des pollutions, les pertes et attachements des habitants de territoires en mutation rapide (laboratoire international Environnement, Santé, Sociétés ; Inrae Montpellier) ;
  • en géosciences, pour mesurer la qualité de l’air, déterminer et cartographier les contaminations en métaux et les expositions à la pollution en relation avec les particules émises par les usines, la circulation routière et les usages du charbon de cuisine (laboratoire Géosciences de l’environnement de Toulouse ; Laboratoire d’aérologie, LAERO, UMR5560, CNRS / Université Toulouse III- Paul Sabatier, de l’Observatoire Midi-Pyrénées) ;
  • en santé, pour documenter l’état de santé des habitants en l’associant à une granulométrie très fine d’indicateurs environnementaux, pour établir la prévalence des maladies liées à la pollution, quantifier l’ampleur des expositions et la charge de la morbidité associée à des expositions toxiques d’un site contaminé, initier un suivi de cohorte de femmes enceintes et de leurs enfants lors des mille premiers jours de vie avec l’hypothèse que les jeunes enfants nés au sein de familles pauvres seraient plus exposés. (Iaboratoire international Environnement, Santé, Sociétés) ;
  • en écologie, pour établir un point zéro environnemental de la zone, inventorier la biodiversité sur l’espace de la forêt dévastée de Sebikotane, observer dans le temps les évolutions de la qualité de l’environnement et orienter les choix d’aménagement (Iaboratoire international Environnement, Santé, Sociétés) ;
  • en littérature, pour saisir les récits qui s’attachent aux eucalyptus, aux forêts et aux écorces dans la presqu’île du Cap-Vert, ainsi qu’aux métamorphoses du territoire (Centre interdisciplinaire d'étude des littératures d'Aix-Marseille, Aix-Marseille Université).

Durant dix-huit mois, ces enquêtes ont donné lieu à un foisonnement de rencontres et de témoignages entre chercheurs/chercheuses et responsables communautaires, entre chercheurs/chercheuses et habitantes, entre habitantes et responsables communautaires. En juin 2023 les connaissances co-construites lors de ces enquêtes ont été mises en commun, pour envisager des actions durables pour bien respirer et bien vivre à Sebikotane. Les conseils de quartiers où l’installation des usines avait été l’objet de conflits se sont organisés pour accueillir le collectif AirGeo, composé des médiateurs/médiatrices, des chercheurs/chercheuses et des artistes du projet. Par la forte mobilisation de chacun, la présentation des résultats s’est transformée en mini-forums dans chacun des quartiers, alliant exposition, exposés des chercheurs et chercheuses, pièce de théâtre et débats en une même soirée. Ces échanges ont eu pour objet non seulement le déploiement des capteurs-écorces, mais aussi la question sensible de la qualité de l’air qu’on respire à Sebikotane, le devenir urbain et l’habitabilité de ce territoire en transition.

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Au départ du projet AirGeo : réunion de présentation du capteur-écorce, Sebikotane, 2022 © Frédéric Malenfer

Un observatoire transdisciplinaire des pollutions anthropiques (SOSI)

De cette expérience transdisciplinaire, nouvelle pour les chercheurs et chercheuses, est née l’idée d’une recherche territorialisée et dans la durée qui prendrait la forme d’un observatoire. S’appuyant sur une dynamique déjà existante et un dispositif de Suivi Ouvert des Sociétés et de leurs Interactions, récemment développé par l’InSHS2 , cet observatoire transdisciplinaire des changements environnementaux et sociaux de Sebikotane et Diamniadio vient prendre la suite du projet AirGeo. Il répond à deux objectifs : enregistrer et analyser les transformations en train de se faire, mais également contribuer au débat public sur un territoire où des habitants portent des préoccupations en matière de santé environnementale.

Il s’agira, par cet observatoire art-sciences-société du front d’urbanisation de Dakar, d’apprendre collectivement d’une situation considérée comme expérimentale, pour documenter et représenter les effets d’un développement industriel et urbain fulgurant et articulant dynamiques globales, régionales et locales. Il s’agira aussi d’envisager des possibilités de vivre avec, sous le mode de la réhabilitation, de la réparation, du réaménagement ou de la régénération. Pour ce faire, l’observatoire vise à élargir le collectif de recherche en l’hybridant à la manière de ce que préconisaient les sociologues Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe3 . En s’appuyant non seulement sur un conseil scientifique (et un réseau d’universitaires régionaux) mais aussi sur un conseil habitant, l’enjeu est d’intégrer une pluralité de points de vue afin d’identifier des questions de recherche partagées et de bénéficier des expériences, savoirs et savoir-faire des habitants en tant que pratiquants et connaisseurs du territoire4 . Les connaissances produites sont utiles à trois titres : socialement, elles rencontrent des préoccupations vitales des riverains ; scientifiquement, elles réparent des ignorances sur les effets du cumul d’émissions et effluents industriels ; politiquement, elles sont co-construites, mobilisables par les habitants et les collectivités, et renforce leur capacité d’agir. Ainsi, connaissances scientifiques et justice environnementale seront-elles reliées.

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Le collectif AirGeo en expansion de 2021 à 2023, Sebikotane, 2022 © Frédéric Malenfer

Yann Tastevin, chargé de recherche CNRS, Laboratoire international Environnement, Santé, Sociétés (ESS)

  • 1Hecht G. 2021, La Terre à l’envers : résidus de l’Anthropocène en Afrique, traduit de l’anglais par Marie Ghis Malfilatre, Politique africaine, n°161-162 : 385-402.
  • 2Depuis 2021, l’InSHS a mis en place ces « SOSI », qui constituent des formes d’accompagnement et de soutien à des études de longue durée recherche en sciences humaines et sociales.
  • 3Callon M., Lascoumes P. & Barthe Y. 2001, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Éditions La Découverte.
  • 4Mélard F., Gramaglia C. 2022, Participation citoyenne et production de savoirs situés sur les pollutions. Retour sur deux expérimentations de biomonitoring de l’Institut écocitoyen pour la connaissance des pollutions de Fos (France), Revue d’Anthropologie des Connaissances, 016 (4), 10.4000/rac.29299. hal-03970495

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Yann Philippe Tastevin
Chargé de recherche CNRS, Laboratoire international Environnement, Santé, Sociétés (ESS)