Traduire Hippocrate et Galien aujourd’hui : pour qui ? Pourquoi ?

Lettre de l'InSHS Histoire

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Philologue, helléniste et arabisante, Véronique Boudon-Millot est directrice de recherche au CNRS dans le laboratoire Orient & Méditerranée (UMR 8167, CNRS / Collège de France / EPHE-PSL / Sorbonne Université / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) qu’elle a dirigé de 2014 à 2018. Elle est spécialiste du médecin grec Galien de Pergame dont elle a édité cinq volumes dans la Collection des Universités de France (CUF) et auquel elle a consacré une biographie aux Belles Lettres. Ses recherches, basées sur une approche philologique et codicologique, portent sur la transmission des textes médicaux grecs et l’histoire de la pensée médicale.  

Traduire les textes médicaux grecs hier

Les médecins qui aujourd’hui encore prêtent le fameux Serment d’Hippocrate ont rarement conscience de l’héritage complexe dont résultent les différentes versions et traductions de ce texte dont l’origine remonte à l’Antiquité. Pl. 1 La littérature médicale née en Grèce au Ve siècle avant notre ère autour de la figure d’Hippocrate a en effet très tôt fait l’objet de diverses entreprises de traductions qui, à leur tour, ont directement influé sur l’histoire de la médecine occidentale. À l’époque romaine, les grands médecins qui exercent à Rome comme Soranos, originaire d’Éphèse (Ier/IIe siècle), ou Galien, originaire de Pergame (IIe siècle), écrivent tous en grec. Mais dès le Ve siècle, certains traités d’Oribase, médecin de l’Empereur Julien, font l’objet d’une traduction latine. L’œuvre de Galien, formée de traités originaux et de commentaires à Hippocrate, parce qu’elle offrait un accès unique aux deux plus grands médecins de l’Antiquité, va elle aussi très vite faire l’objet de plusieurs entreprises de traductions. Ainsi, dès le VIe siècle les premières traductions latines (au Mont Cassin et au nord de l’Italie) et syriaques voient le jour, bientôt suivies au IXe siècle, dans la région de Bagdad autour du grand traducteur nestorien Hunain ibn Ishaq, de nombreuses traductions arabes, mais aussi d’une seconde vague de traductions syriaques. Pl. 2 Beaucoup d’entre elles sont perdues, mais dès ce moment et quelle que soit leur nature (traductions de textes originaux, de compendiums ou de résumés, avec ou sans intermédiaire syriaque ou arabe), se met en place une réflexion sur l’activité et la technique de traduction.

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Vaticanus Urbinas gr. 64, f. 116r, XIIe siècle. Version chrétienne disposée en forme de croix du Serment hippocratique

Selon Cassiodore (autour de 562), les premières traductions latines d’Hippocrate et de Galien furent ainsi réalisées pour ceux des moines qui ne connaissaient plus le grec, tandis que Hunain destinait prioritairement ses traductions en syriaque à des médecins épris d’exactitude, et en arabe à des lettrés plus sensibles à l’élégance du style. De même, Nicolas de Reggio, actif à la cour de Naples dans la première moitié du XIVe siècle, privilégie la méthode de uerbo ad uerbum (mot à mot) qui, davantage que des traductions plus élégantes mais plus éloignées du texte, sont aujourd’hui d’une aide précieuse pour le philologue désireux de remonter à travers elles à un original grec parfois perdu.

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Parisinus ar. 6734, ff. 29v, c. 1100. Traduction des Aphorismes d’Hippocrate, e

Traduire les textes médicaux grecs aujourd’hui

Dès le début du XIXe siècle, bien avant l’apparition du terme traductologie dans la décennie 1960 et les réflexions théoriques de ceux que l’on appellera bientôt les traductologues, la question de l’utilité de la traduction et du public visé s’impose aux deux grands traducteurs d’Hippocrate et Galien : Émile Littré et Charles Daremberg. Pl. 3 Pour ce dernier, désireux de « faire revivre » Galien à un moment où la connaissance du latin commence à décliner, il s’agit avant tout de remplacer des « traductions, toutes fort anciennes » et qui sont « ou difficiles à lire, et comme non avenues, ou exécutées de telle façon qu’elles font disparaître presque entièrement la physionomie du texte ». Soucieux de s’adresser « plus encore aux médecins qu’aux érudits » et de « faire une œuvre médicale » qui ne néglige pas « les droits de la critique philologique », Daremberg entreprend de corriger le texte fautif des éditions en le vérifiant sur les manuscrits chaque fois que possible. Il identifie déjà très lucidement les  principaux obstacles à son entreprise : « Les mêmes noms ne désignent plus les mêmes choses ; souvent aussi, les noms manquent complètement ; et les descriptions des mêmes parties ou des mêmes maladies ne se correspondent pas toujours directement, l’esprit flotte au milieu d’inextricables difficultés »1 .

Ces écueils, en ce début du XXIe siècle, le traducteur d’Hippocrate et de Galien continue de les rencontrer, avec cependant cette difficulté supplémentaire que, bien souvent, il n’est plus médecin mais philologue et que, si par hasard il est médecin, il est rarement philologue. Tel est donc le défi que doivent affronter les traducteurs de la Collection des Universités de France (CUF) dite Budé où aujourd’hui encore est publiée la majorité de ces textes médicaux (Hippocrate dès 1970, Soranos en 1988 et Galien à partir de 2000) : permettre à un public éclairé mais non spécialiste, d’hellénistes et non hellénistes, formé d’étudiants et de chercheurs, historiens, philosophes et médecins l’accès le plus direct et le plus sûr possible à la littérature médicale antique. Or, si la présence d’une traduction française disposée en face du texte grec original ne fait plus guère débat, il n’en fut pas toujours ainsi. En 1917, lors de la fondation de la CUF, la traduction apparaît en effet à certains comme seulement « désirable », quand le texte grec avec notes et apparat critique est quant à lui seul jugé indispensable. Il est vrai qu’au même moment ou presque, en 1905, était fondé à Berlin le Corpus Medicorum Graecorum (CMG) dont les premiers volumes ne comportent pas de traduction et dont la notice, pour certains, continuera d’être rédigée en latin jusqu’en 1991 ! À un moment où, à l’inverse, il faut craindre d’être bientôt obligé de défendre la présence du grec (qui de fait a disparu dans la majorité des collections) en face de la traduction, cette dernière risque donc d’être de plus en plus souvent amenée à revêtir une dimension de « texte à sauver »2 .

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Ch. Daremberg, Œuvres anatomiques, physiologiques et médicales de Galien, tome I, Paris, 1854 © V. Boudon-Millot

Éditer avant de traduire ou traduire avant d’éditer ?

Parallèlement, en devenant l’œuvre de philologues souvent spécialistes d’un seul auteur (à la différence des traducteurs professionnels censés en théorie pouvoir tout traduire), la traduction des textes médicaux grecs s’est entourée de règles de plus en plus précises. Alors qu’une équipe pluridisciplinaire (rassemblée au sein du laboratoire Orient & Méditerranée), née d’une collaboration internationale, travaille aujourd’hui à la publication des médecins grecs dans la CUF, la première de ces règles consiste à élaborer une traduction reposant sur des bases sûres. Existe-t-il une édition critique récente et fiable du texte grec accompagné d’un apparat critique faisant état des différentes variantes ? Tout va bien. Si en revanche cette condition n’est pas remplie, il faut alors non seulement commencer par établir le texte grec en collationnant tous les manuscrits conservés (la tradition directe), mais aussi consulter les traductions anciennes (tradition indirecte), syriaques, arabes ou latines, souvent établies sur un modèle grec plus ancien que le plus ancien des manuscrits conservés, de façon à remonter à un état du texte le plus proche possible de celui rédigé par l’auteur, tout en sachant que ce dernier nous restera toujours inaccessible. Le texte grec a-t-il déjà été traduit dans une langue moderne ou s’agit-il d’une première traduction ? Là encore, si le texte n’a jamais été traduit auparavant, comme dans le cas du Ne pas se chagriner de Galien miraculeusement retrouvé en 2005 dans un manuscrit de Thessalonique, il s’agira en même temps de proposer une première interprétation pour de nombreux passages dont la compréhension requiert discussion ou commentaire. Pl. 4

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Galien tome VI Ne pas se chagriner, texte établi et traduit par V. Boudon-Millot et J. Jouanna, Paris, Les Belles Lettres, 2010 © V. Boudon-Millot

Le savoir médical antique au défi de la traduction

Aujourd’hui comme hier, le principal défi reste cependant celui de la fidélité à un texte écrit dans une langue dont la connaissance est devenue de plus en plus rare parmi nos contemporains. L’exactitude de la traduction reposera donc aussi bien sur le respect de la syntaxe et du rythme de la phrase que sur les éventuelles répétitions et lourdeurs de style du texte original, quitte pour le traducteur à s’exposer à la critique déjà anticipée par Henri de La Ville de Mirmont en 1921 dans la Préface à son tome I des Discours de Cicéron : « On pourra accuser bien des passages de ma traduction d’être en mauvais français : c’est qu’ils rendent des passages écrits en mauvais latin ». Autres difficultés : la traduction des termes techniques, dont certains forgés par l’auteur grâce notamment aux procédés de la composition et de la dérivation, la présence de nombreux hapax (mot qui n’a qu’une seule occurrence) souvent absents des dictionnaires, et surtout l’évolution du sens des mots. Parce que la langue médicale contemporaine est encore majoritairement formée sur des racines grecques, des mots déjà présents dans nos textes mais avec un sens différent risquent en effet à tout moment d’égarer le lecteur : le coma des Grecs désigne ainsi non « une perte prolongée de la conscience » mais un sommeil profond ; le choléra, une forme de dysenterie, la lépra, une dermatose plus ou moins bénigne, etc. Plus délicate, la polysémie de certains mots comme hygrotès (humidité, humeur, fluide) ou psuchè (souffle, âme ou vie), les noms des os et en général des parties du corps, comme cheir (main ou avant-bras), stomachos (ventre ou estomac), cardia (cœur ou bouche de l’estomac) impliquent un choix du traducteur reposant sur une interprétation.

Cette difficulté inhérente à tout texte technique se trouve redoublée dans le cas d’un médecin comme Galien qui a développé sa propre réflexion sur la langue médicale. Auteur d’un Glossaire hippocratique où il fait œuvre de lexicologue, Galien n’a cessé de traquer l’amphibologia (ambiguïté) de nombreux termes médicaux utilisés par ses prédécesseurs et dont il a, à son tour, donné des définitions parfois très personnelles. En pareil cas, tout en s’efforçant de traduire le même mot grec par le même mot français, il sera parfois nécessaire d’assortir la traduction d’une note explicative, voire d’un avertissement relatif aux principes de traduction adoptés, ou encore d’un glossaire destiné à éclairer le lecteur sur les choix du traducteur.

En 2015, même si la situation s’est depuis légèrement améliorée, à peine 10 % de l’œuvre immense de Galien avait été traduite dans une langue moderne. Il reste donc beaucoup à faire. Or, traduire un texte, et plus encore un texte technique, implique avant tout de prendre le temps et de faire l’effort de pénétrer dans un système de pensée à bien des égards profondément étranger au nôtre, avant d’espérer pouvoir le transmettre.

  • 1Daremberg C. 1854, Œuvres anatomiques, physiologiques et médicales de Galien, tome I, pp. IX et XII-XIII.
  • 2Voir à ce propos les remarques de Pierre Laurens et Jacques Jouanna dans : Banoun B., Poulin I. , Chevrel Y. (dir.) 2019, Histoire des traductions en langue française, XXe siècle (1914-2000), Éditions Verdier, pp. 419-475.

Contact

Véronique Boudon-Millot
Directrice de recherche CNRS, Orient&Méditerranée