Médiation scientifique en milieu carcéral : ce qui en ressort !
#SCIENCES PARTAGÉES
Parler de diversité linguistique, de langues et de gastronomie, un combo que la Maison des Sciences de l’Homme Lyon St-Etienne (UAR2000, MSH LSE, CNRS / Université Lumière Lyon 2 / Université Jean Moulin Lyon 3 / Université Jean Monnet) documente depuis de nombreuses années avec une caméra, en particulier en suivant le laboratoire Dynamique du langage (UMR5596, DDL, CNRS / Université Lumière Lyon 2) et son jeu de société [kosmopoliːt], à la rencontre de divers publics.
Ce nouveau projet en milieu carcéral s’inscrit dans les actions de médiation scientifique menées par la Maison des Sciences de l’Homme Lyon St-Etienne et résulte d’une volonté de partager la science avec le plus grand nombre, aussi bien ses résultats que ses méthodes. Pour ce faire, la MSH rencontre le public sur tout le territoire, non seulement lors d’événements de médiation locaux ou nationaux (Festival Pop’Sciences, Fête de la Science, Nuit des Chercheurs…), mais également directement dans les établissements scolaires, les centres sociaux ou comme pour ce projet, à la Maison d’arrêt de Corbas, près de Lyon. Il s’agissait d’une première expérience avec ce public dit empêché.
Diversité linguistique et rencontres
Sophie Blandenet, enseignante de français pour l’Unité locale d’enseignement (ULE) de la Maison d’arrêt de Corbas, et également enseignante au Collège Clémenceau (Lyon) auprès d’élèves allophones primo-arrivants en France, est à l’initiative de ce projet. Elle en a élaboré les contours avec Christophe Bertrand, ancien chef cuisinier, intervenant, entre autres, dans le milieu carcéral.
L’objectif est la sensibilisation des participants à la diversité linguistique du monde actuel à travers la mise en valeur de leur propre plurilinguisme, considéré comme une richesse exploitable jusque dans leur apprentissage du français. L’exploration de ces langues multiples se fait indirectement sous l’angle de la gastronomie qui, comme les langues, présente cette double facette d’universalité et de singularité. Les participants sont invités à réaliser une biographie langagière : ils doivent reporter les langues de leur vie (celles qu’ils parlent, comprennent sans parler, entendent ou souhaiteraient apprendre) sur une silhouette en explicitant le choix de positionnement des langues sur cette silhouette ainsi que les contextes dans lesquels ils sont confrontés à ces langues.
Côté recherche, cette rencontre entre langues et gastronomie s’est concrétisée dans le jeu de société [kosmopoliːt]1 , élaboré au laboratoire Dynamique du langage et piloté par Egidio Marsico, aujourd’hui chargé de médiation scientifique à la MSH Lyon St-Etienne. Dans ce jeu, les joueurs incarnent le personnel d’un restaurant prenant des commandes dans soixante langues différentes. Ce jeu est un objet de médiation scientifique2 servant de prétexte à la rencontre avec une petite partie de la diversité linguistique du monde, à la fois dans l’écoute et dans la prononciation de langues étrangères. Il permet aussi de désinhiber — si nécessaire — le recours à sa propre langue. Ce jeu est utilisé comme entrée en matière pour parler de la diversité linguistique (nombre de langues, liens entre langues et nombre de locuteurs, langues et géographie) et également de l’immense variation structurelle des langues à tous les niveaux (sons, lexique et syntaxe).
Travailler en prison : facile ?
C’est grâce à [kosmopoliːt], qu’un premier projet est né avec Sophie Blandenet et Béatrice Cotelle (enseignante cuisine) au collège Clémenceau. Celui de la Maison d’arrêt de Corbas en découle. Il s’intègre parfaitement dans la progression des apprenants de Français Langue Étrangère. L’apprentissage s’effectue de manière détournée via le prétexte de la cuisine et de la rencontre avec la diversité linguistique et culturelle du groupe. La découverte du lexique spécialisé des aliments, des ustensiles et des procédures sont autant d’éléments permettant d’augmenter la compétence en français des participants. Par ailleurs, le recours aux langues maternelles favorise également, de manière contrastée, la compréhension des structures du français.
Enfin, ce projet personnalise également le cours de cuisine suivi par les détenus, puisque chaque participant devait choisir une recette, que ce soit pour des raisons purement gustatives ou pour ce qu’elle lui évoque. Il lui fallait alors écrire la recette (ingrédients et procédure) en français et/ou dans sa langue d’origine et préparer la présentation de cette recette aux autres participants. La phase « cuisine » commence par un travail sur la découverte des épices et la mémoire olfactive (les milieux fermés engendrant systématiquement une perte d’environ 10 % de l’odorat). Elle se termine par l’élaboration de plusieurs recettes parmi celles qui auront été présentées. Le choix des recettes à cuisiner prenait aussi en compte les contraintes inhérentes à la Maison d’arrêt : accessibilité des ingrédients et possibilité de préparation et de cuisson. La dégustation de ces plats ponctuait ce projet.
Ce projet a été suivi par Christian Dury, réalisateur au Pôle Image Animée et Audio de la MSH. Ce pôle d’accompagnement se structure autour de la production et la réflexion sur les pratiques de l’image animée et de l'audio dans les sciences humaines et sociales. Si c’est avec une caméra que se documentent habituellement les projets, le contexte carcéral amène à tout repenser. Tout ce qui entre en milieu carcéral doit être validé par les autorités, cela vaut pour les intervenants et pour le matériel. Trop délicat de rentrer avec des caméras (surtout pour une première), le projet s’est donc rapidement orienté vers une écriture audio. Discrète, mobile, plus anonyme et peu invasive, une unité de captation audio de trois micros a favorisé l’immersion dans ces ateliers linguistico-gastronomes en milieu carcéral.
L’approche ludique et interactive qui caractérise ces ateliers autour de la diversité linguistique, permet des échanges qui rapprochent naturellement les individus. La présence acceptée de ces micros qui saisissent toutes les paroles partagées a fini de tisser une confiance mutuelle entre l’extérieur et l’intérieur.
L’extérieur rencontre l’intérieur
Ce qui se joue dans un tel projet, au-delà des aspects proprement linguistiques, c’est de maintenir un lien entre détenus et monde extérieur. Comme le dit David Deveaux-Thomas, le responsable de l’Unité locale d’enseignement, « si l’on veut que les gens qu'on prend en charge puissent à nouveau vivre en société, il est quand même bon de faire rentrer la société dans la prison ». Cette ouverture sur l’autre côté du mur est une façon, pour reprendre les termes de Sophie Blandenet, de considérer un détenu « comme l’humain qu’il est, avec la perspective sur l’extérieur », et pas seulement comme une personne qui purge sa peine.
Cette considération est renforcée par la valorisation de compétences dont ils n’ont même pas conscience, à savoir cette capacité à parler et/ou comprendre plusieurs langues. « Les meilleurs plurilingues dans mes cours, ce sont ceux qui sont le moins allés à l'école, qui ont beaucoup voyagé, qui ont parlé plein de langues, sans forcément savoir les écrire, ni même parfois sans savoir en écrire une seule. Et le fait de voir des linguistes qui viennent de l'extérieur, pour eux, c'est extrêmement valorisant […] Ce projet-là, avec des détenus effectivement allophones et plurilingues […], leur permet de changer, de prendre confiance en eux et, notamment, il y a quelques détenus que ça permet de raccrocher. C'était un petit peu l'intérêt aussi, de façon détournée, de permettre de raccrocher à l'école », commente Sophie Blandenet.
Une écriture audio pour rendre compte
Chacun des neuf ateliers est donc capté dans sa totalité, grâce à des micros-cravates posés sur l’enseignante et sur les divers intervenants extérieurs. Une perche audio navigue dans la salle de cours pour enregistrer non seulement les échanges avec les enseignants mais aussi (et surtout) les discussions entre les détenus. Si l’intention de départ était de « rendre compte » au gré des séances, le podcast final devait être un nouvel acte de médiation, mais cette fois-ci de l’intérieur vers l’extérieur. Il est alors décidé d’ajouter à la captation des séances les interviews des personnels de l’ULE, du chef cuisinier, d’un surveillant et de quelques détenus. Fort d’une vingtaine d’heures de rushs audio, il a fallu organiser l’écriture de ce matériau. Réduire, sélectionner, tenter des récits sont les phases qui ont rythmé la création d’un podcast final d’une trentaine de minutes. Restait à le faire valider par l’administration pénitentiaire, « Évidemment, il y a un point d'alerte de l'administration pénitentiaire, la parole des personnes détenues doit être contrôlée […] parce qu'elle en est responsables », explique David Deveaux-Thomas. Finalement, détenus et administration pénitentiaire ont très bien accueilli le podcast.
Cette première expérience sans images contribue à une réflexion locale sur les écritures alternatives de la recherche. Ce dispositif bien moins présent et imposant que la caméra permet de rentrer dans des lieux contraints (comme une prison). Il force peut-être davantage à l’élaboration d’une écriture, là où une vidéo raconte plus directement.
Fort de ce premier essai transformé et en parallèle au développement d’autres activités audios, la MSH Lyon St-Etienne a décidé de continuer à « raconter la science » en podcast.
Écouter le podcast (36 min)
- 1Pour une description en images du projet, cliquer ici. https://25images.msh-lse.fr/portails/kosmopolit/
- 2[kosmopoliːt] est commercialisé par les Jeux Opla (le transfert ayant été encadré par la SATT lyonnaise Pulsalys). Il connait un très grand succès ludique et fête ses quatre ans avec plus de 76 000 exemplaires vendus, une version allemande déjà sur le marché (plus de 3 000 exemplaires vendus) et une version japonaise en cours de production. En novembre 2023, une extension du jeu est sortie (5 000 exemplaires vendus).