Territoires arctiques et grands bouleversements : le Nunavik (UNROLL)

La Lettre

#INTERDISCIPLINARITÉS

Le projet UNROLL (acronyme signifiant « Le NUNavik et ses teRritorialités : du bOuLeversement socioécosystémique aux aLéas multiples ») est ancré dans les longues collaborations pluridisciplinaires entre les chercheurs, chercheuses et les communautés d’Umiujaq, Kuujjuaq et Kangiqsualujjuaq, trois des quatorze communautés du Nunavik situées en Québec arctique au Canada (56-59°N ; 66-76°W, voir figure 1). La population, très majoritairement Inuit dans les plus petits villages (dont Umiujaq et Kangiqsujjuaq, inférieurs à 600 habitants), mais plus mixte dans la capitale, Kuujjuaq, fait face à de multiples bouleversements socio-écosystémiques en raison des conséquences conjuguées de la sédentarisation imposée récente et du changement climatique qui modifie en profondeur les territoires. 

 
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Figure 1 - Aquarelle représentant le Nunavik, réalisée par l’artiste Orsane Rousset

La plupart des villages inuits du Nunavik ont été créés ex nihilo par le gouvernement québécois à partir des années 1950. Cette recomposition du territoire s’est accompagnée d’un assemblage de services et d’infrastructures « urbains » à ciel ouvert, inhérents à ceux de l’alimentation en eau potable et du traitement des eaux usées, ou encore des décharges et dépotoirs. Depuis 40 à 70 ans, le mode de vie inuit a été totalement reconfiguré, selon un mode de pensée occidental par la colonisation imposée au départ, éloigné de l’ontologie inuit elle-même, de sa représentation du monde animiste, d’un rapport humain-non humain holistique. Pour les Inuit, en effet, l’être humain et l’environnement ne font qu’un, sans dissociation : ils constituent un tout indivisible et organisé. C’est bien cette vision socio-écosystémique autochtone holistique et intégrative qui est à la genèse du projet UNROLL. Celui-ci constitue un intérêt majeur de rapprochement et d’apports mutuels avec l’esprit intégrateur de l’Observatoire Hommes-Milieux international Nunavik (OHMi Nunavik), fondamentalement interdisciplinaire, tel que conceptualisé par la disciplinarité éclairée1  : une combinaison de scientifiques franco-québécois issus de disciplines variées en sciences humaines et sociales, sciences de l’environnement, sciences de l’univers, ayant développé la compétence de l’écoute mutuelle avec les autochtones concernant des problématiques fédératrices sur des sujets complexes, pour lesquelles la compréhension demande des éclairages multiples provenant des diverses savoirs disciplinaires. Ainsi, le projet UNROLL mobilise différents pans de la géographie, sociale et culturelle tout autant que physique et environnementale, la chimie environnementale, la météorologie, la nutrition. L’ensemble de ces sciences, par les échanges entre chercheurs et chercheuses d’une part, et avec les populations autochtones qui vivent le territoire d’autre part, éclaire les bouleversements socio-écosystémiques du territoire des Nunavimmiut, habitants du Nunavik. Le projet de recherche mené à l’échelle du Nunavik (1,5 fois la France) se déploie dans sa diversité sociale et culturelle (à l’échelle de la capitale et des villages ; Nunavik de la baie d’Hudson versus Nunavik de la baie d’Ungava), ses degrés de naturalité ou d’anthropisation (communautés fixes versusterritoire occupé par la mobilité), son arcticité (gradient latitudinal et éloignement au « Sud » ou « Québec utile », de part et d’autre du fleuve Saint Laurent où le gouvernement du Québec a historiquement porté tout ses efforts de développement).

Le projet UNROLL prend donc racine dans les transformations des modes de territorialité inuites qui évoluent au gré de seuils historiques successifs2 : la territorialité nomade traditionnelle a été rassemblée autour des postes de traite et des missions chrétiennes à partir du xviie siècle, ensuite agrégée et sédentarisée durant la guerre froide et avec le Plan Nord, qui consacre la volonté du Québec de passer véritablement à l’acte d’exploitation de son « Grand Nord ». Mais cette décision s’est heurtée à la farouche autodétermination des populations inuites. Une négociation a abouti à la ratification de la Convention de la Baie James et du Nord Canadien (CBJNQ) en 1975 qui a donné naissance au Nunavik (« notre terre » en inuktitut, se substituant au « Nouveau Québec »), ses institutions de co-gouvernance, et à l’appellation d’Inuit qui s’est substituée à celle d’« esquimau ». Cette volonté d’autodétermination s’est en effet confirmée en 2014 avec le Plan Parnasimautiq (plan de développement du Nunavik pour les 25 ans à venir), réponse inuite au Plan Nord proposé par le Sud Québec en 2011. 

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Figure 2 : les quatre objectifs du projet UNROLL pour l’étude du socio-écosystème complexe arctique du Nunavik étudié dans et autour des trois communautés d’Umiujaq, Kuujjuaq et Kangiqsualujjuaq

Dorénavant, la population autochtone fait face à trois défis interdépendants en évolution constante, qui gravitent autour de la souveraineté territoriale, environnementale et alimentaire, incluant désormais le fait urbain3 . Ceux-ci exigent un suivi sur le moyen et le long terme.

Le premier défi concerne la façon dont la société nunavimmiut se représente et investit elle-même son propre territoire, marqué par des distinctions générationnelles, mais pour autant une profonde détermination collective à reprendre en main sa destinée4 .

Le deuxième défi concerne le suivi de la sécurité environnementale dans et à proximité des villages, soumis à des aléas que représentent notamment les dynamiques de pente connectées ou non aux cours d’eau5 .  

Enfin, le troisième défi concerne le maintien qualitatif des valeurs nourricières du territoire qui, d’une part se transforment lentement au regard des ressources modifiées par le réchauffement climatique, pour la country food par exemple la répartition et la taille des petits fruits, les trajectoires du caribou, et qui, d’autre part, contiennent de plus en plus de contaminants endogènes et exogènes comme les phoques, les poissons, les moules6

Le projet UNROLL documente ces trajectoires, qui s’entremêlent sur le moyen et le long terme. Il les caractérise grâce à l’étude suivie et croisée de ces trois thématiques et leurs indicateurs directs et indirects du socio-écosystème au fil du temps, apprehendant ainsi les territorialités arctiques du Nunavik dans lequel vivent et aspirent à vivre les Autochtones. 

La complexité du socio-écosystème du Nunavik nécessite une recherche holistique couplant les sciences sociales et humaines, sciences environnementales (chimie, physique), sciences de la vie et de la santé, et sciences et techniques. Cette interdisciplinarité s’inscrit pertinemment en synergie avec le mode inuit d’appréhension holistique du monde, bien que les ontologies autochtones et occidentales soient distinctes l’une de l’autre.

De facto, le projet UNROLL s’appuie sur trois volets interconnectés d’étude du socio-écosystème (Figure 2), dispositif interdisciplinaire corrélé pour documenter la trajectoire socio-environnementale complexe de différentes communautés du Nunavik, en particulier Umiujaq, Kuujjuaq et Kangiqsualujjuaq.

Le projet UNROLL vise d’abord à éclairer, par des contenus sémiotiques et iconographiques inuits, ce que recouvre aujourd’hui le territoire et les changements qu’il enregistre selon le point de vue émique des autochtones eux-mêmes [tâche 1] ; une attention particulière sera accordée à leur vécu des cours d’eau, en cohérence avec l’ensemble du projet : les modes de résiliences territoriales, de naturalités et de subsistance inuit qui se dessinent entre tradition et altérité, générations et recomposition, toponymies autochtones oubliées et résilientes. Les modes de territorialité des adolescents inuits (plus de la moitié de la population selon Statistique Canada), futurs gouvernants du Nunavik sont particulièrement interrogés, de même que ceux des adultes et aînés marqués à la fois par la tradition et la colonisation. Ce volet du projet de recherche-création suit et caractérise ce qui « fait changement », à partir de la constitution d’une matrice vidéo participative autochtone (Figure 3) et d’une cartographie participative des toponymes : quels sont les influences ou transferts culturels, au sein des territorialités aujourd’hui, du vécu de la nature et des facteurs de changement invasifs identifiés par les Inuit (contaminations physico-chimiques, naturelles comme idéelles, c’est-à-dire les contaminations par les idées, ici afférentes à la colonisation telles que la création d’un parc national, ou encore les toponymes anglophones ou francophones se substituant à ceux désignés par les autochtones).

Pour autant, ce territoire arctique, vécu avant tout par les autochtones, est soumis à des aléas naturels qui s’aggravent, en particulier depuis les versants et autour des villages créés il y a moins de cinquante ans. Le projet UNROLL a donc pour objectif de documenter corrélativement les aléas naturels de déstabilisation des pentes, avec ou sans connectivité avec les fonds de vallée et les cours d’eau [tâche 2]. En effet, le couvert neigeux est très souvent déstabilisé en hiver et au printemps, déclenchant des avalanches à longueur de parcours variées. Certains de ces événements ont pu en effet être observés et analysés7 , mais 200 à 300 ans sont nécessaires à la documentation fiable d’un couloir avalancheux8 , obligeant un suivi à long terme afin d’obtenir les meilleures clés météorologiques pour penser un aménagement du territoire sécuritaire et durable, que ce soit pour les infrastructures fixes dans les villages (Figure 3), ou encore lors des déplacements sur le territoire pour les différentes activités traditionnelles ou de tourisme en expansion dans un environnement où les surfaces sont de plus en plus instables lors des saisons chaudes du fait de la fonte du pergélisol de paroi et de fond de vallées.

Enfin, toujours en corrélation, le projet UNROLL réalise un diagnostic puis un suivi de la santé environnementale dans et à proximité des communautés [tâche 3] concernant une population sédentaire depuis quelques décennies seulement. Cette population est entièrement dépendante de la disponibilité et de la qualité des eaux de surface, cette dernière étant exposée à toutes formes de contaminations endogènes des communautés isolées et, de par sa situation subpolaire, c’est-à-dire exposée aux changements des circulations et à diverses pollutions, à de multiples contaminations exogènes. La nourriture traditionnelle issue de la chasse et de la pêche est également sensible aux contaminations (voire désignée comme contaminants, par exemple des espèces qualifiées d’invasives comme les castors sur la côte ouest de la Baie d’Hudson, l’urbanisation ou bien la store bought food). Plusieurs espèces sont ciblées dans UNROLL, car ce sont des sentinelles de premier ordre qui dépendent des changements climatiques perturbant l’écologie et les voies migratoires des animaux (caribou, omble chevalier), et donc leur disponibilité au cœur de la country food, soit l’alimentation traditionnelle des Inuit.

La volonté des partenaires du projet UNROLL est de présenter l’avancée des travaux aux communautés du Nunavik engagées dans la recherche [tâche 4] par le biais de représentations dessinées (collaboration avec l’artiste Orsane Rousset), de façon à effectuer un retour accessible et compréhensible et faciliter les échanges de connaissances mutuels.

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Figure 3 : vue du village de Kangiqsualujjuaq, touché en 1999 par une avalanche meurtrière © A. Decaulne, 2023

 

  • 1Chenorkian R. 2020a, Conception et mise en œuvre de l’interdisciplinarité dans les Observatoires hommes-milieux (OHM, CNRS), Natures Sciences Sociétés, 28 (3-4) : 278-291.
  • 2Decaulne A., Joliet F., Chanteloup L., Herrmann T., Bhiry,N., Haillot D. 2020, Vers une démarche scientifique intégrative : l'exemple de l'Observatoire Hommes-milieux du Nunavik (Canada)Journal of Interdisciplinary Methodologies and Issues in Science. https://jimis.episciences.org/6660
  • 3Joliet F., Chanteloup L., Herrmann Th., Gibout S., Haillot D., Bhiry N., Coxam V., Decaulne A. 2024, Urban emergence in inuit territory : Impacts on the Nunavik Socio-Ecosystem, Comptes Rendus de l’Académie des Sciences (CRAS) (sous presse).
  • 4Herrmann T., Chanteloup L.,  Joliet F. 2023, Participatory Video: One Contemporary Way for Cree and Inuit Adolescents to Relate to the Land in NunavikArctic, 76(2), 192-207 ; Joliet F., Chanteloup L., Herrmann T. 2021, Adolescences et identités en territoire inuit : introspections filmées (Nunavik, Canada)Espaces Populations Sociétés. https://journals.openedition.org/eps/10986 ; Chanteloup L., Joliet F. 2024, Les parcs nationaux au Nunavik, un contaminant idéel ? Quand le système OHM offre un espace de réflexion critique sur les contaminants du point de vue inuit, Contaminants, Contaminations, Contaminés, CNRS Éditions (sous presse).
  • 5Veilleux S., Bhiry N., Decaulne A. 2020, Talus slope characterization in Tasiapik Valley (subarctic Québec): Evidence of past and present slope processes, Geomorphology 349, 106911 ; Decaulne A., Bhiry N., Faucher-Roy J., Boily C. 2021, The development of Kangiqsualujjuaq and the threat of snow avalanches in a permafrost degradation context, Nunavik, Canada, Espace populations sociétés, 1 ; Decaulne A., Chanteloup L., Herrmann T.M., Joliet F., Bhiry N., Cloutier D., Coxam V., Rollet A.-J. 2024, Les eaux de surface à Umiujaq, Nord du Québec: une ressource vitale pour le socio-écosystème, in Chenorkian R. (Ed.) : Contaminer, Contamination, Contaminant. ISTE édition, (sous presse) ; Chanteloup L. Joliet F., Herrmann Th., 2023, Être avec les rivières : regards Inuit (Nunavik, Canada), Socio-Anthropo, dossier Faire et Être avec les éléments, n°48 : 191-203,, https://journals.openedition.org/socio-anthropologie/15834.
  • 6Lamalice A., Herrmann Tm., Rioux S., Granger A., Blangy S., Mace M., Coxam V. 2020, Imagined foodways: social and spatial representations of an Inuit food system in transitionPolar Geography., 43(4), 333–350. Doi.org/10.1080/1088937X.2020.1798541 ; Herrman Tm., Loring P., Fleming T., Thompson S., Lamalice A., Macé M., Coxam V., Blangy S., Laurendeau G. 2021, Shaping the future of food security and food sovereignty in the Canadian North: community-led initiatives as innovative response, in Hossain K., Nilsson Lm., Herrmann Tm. (eds), Food Security in the High North: Contemporary Challenges across the Circumpolar Region, Routledge. https://hal.inrae.fr/hal-03784612 ; Rapinski M., Raymond R., Davy D., Herrmann T., Bedell J-P., Ka A., Odonne G., Chanteloup L., Lopez P J., Foulquier E., Da Silva E. Ferreira, El Deghel N., Boëtsch G., Coxam V., Joliet F., Guihard-Costa A-M., Tibère L., Nazare J-A., Duboz P. 2023, Local food systems under global influence: The case of food, health and environment in five socio- ecosystemsSustainability, Vol. 15, n° 3 : 23-76. https://hal.inrae.fr/hal-03784612 ; Gigault J., Guilmette C., Cai H., Carrier-Belleau C., Le Bagousse M., Luthi-Maire A., Gibaud M., Decaulne A., Alam M., Baalousha M. 2023, Contamants in Arctic environments; case studies from Greenland and Nunavik, Séminaire annuel de l’Observatoire Hommes-Milieux Nunavik, Québec, 4-5 décembre 2023.
  • 7Veilleux S., 2019, Processus gravitaires dans la vallée Tasiapik (Nunavik) : témoins géomorphologiques de la dynamique de versant récente et passée, Mémoire de maîtrise, Université Laval. Québec, Canada. 94 pp. ; Grenier J., Bhiry N., Decaulne A. 2023, Meteorological conditions and snow-avalanche occurrence over three snow seasons (2017-2020), in Tasiapik valley, Umiujaq, Nunavik. Arctic, Antarctic and Alpine Research, 55 (1), 2194492.
  • 8McCLung D., Shaerer P.A. 1993, The Avalanche Handbook, The Mountaineers Books. 352 p.

Les membres du projet UNROLL

  • Fabienne Joliet, Institut Agro, Espaces et sociétés (ESO, UMR6590, CNRS / Université Rennes 2 / Université d’Angers / Université de Caen Normandie / Le Mans Université / Université de Nantes / Institut Agro), France
  • Laine Chanteloup, université de Lausanne, Suisse
  • Thora Herrmann, université de Oulu, Finlande
  • Julien Gigault, CNRS, TAKUVIK (IRL3376, CNRS / Université Laval)
  • Gaud Dervilly, Oniris VetAbroBio, Laboratoire d’étude des résidus et contaminants (LABERCA, UMR1329), France
  • Véronique Coxam, Inrae, Unité de nutrition humaine (UNH, UMR1019), France
  • Beatriz Funatsu, CNRS, Littoral, environnement, télédétection, géomatique (LETG, UMR6554, CNRS / Nantes Université / Université Rennes 2 / Université de Bretagne Occidentale), France
  • Anne-Julia Rollet, Université Rennes 2, LETG
  • Najat Bhiry, université Laval, Centre d'études nordiques, Canada
  • Danielle Cloutier, université Laval, Canada
  • Armelle Decaulne, CNRS, LETG

Contact

Fabienne Joliet
Espaces et sociétés