Cahiers de la recherche sur l'éducation et les savoirs
Élites et savoirs, n°14 2015
Sous la direction de Etienne Gérard et Anne-Catherine Wagner
La revue Cahiers de la recherche sur l'éducation et les savoirs se consacre à l'éducation et les savoirs, en confrontant les travaux existant non seulement dans les pays où les systèmes d'éducation ont une profondeur historique certaine, mais aussi dans les pays dits « du Sud », où ces systèmes ont été introduits plus récemment et sont en cours d'institutionnalisation. La revue a pour ambition de contribuer à un décloisonnement des disciplines, de favoriser une confrontation des approches, seule à même de renouveler les perspectives méthodologiques et théoriques sur la construction, la transmission et l'usage sociaux et politiques des savoirs et, plus largement, sur les questions relatives à l’éducation et à la « jeunesse ».
Les « savoirs d’élites » ou les logiques sociales de production des élites, dont les savoirs constituent l’un des facteurs, méritent d’être considérés et étudiés à la lumière des circulations des individus aux échelles internationales, nationales et locales. L’un des intérêts de ce dossier est la prise en compte et la confrontation de contextes variés et de catégories distinctes d’élites permettant de mettre au jour le statut variable des savoirs dans les modes de fabrication de ces dernières. Parfois les savoirs, scolaires ou universitaires, sont au principe même de la constitution en corps de groupes élitaires. Dans d’autres cas, les élites se définissent par l’appartenance préalable des individus à des groupes et réseaux sociaux et au respect de règles d’alliance qui ne doivent rien au capital acquis dans les enceintes du savoir académique.
Le dossier s’ouvre ainsi sur « Savoirs consacrés et socialisation élitaire », partie dédiée au contexte français, en particulier à ses établissements de formation élitaire, avec un détour historique qui s’avère particulièrement éclairant pour la compréhension de la fabrication des élites.
Philippe Losego montre qu’il y a, au XIXe siècle, trois cultures secondaires : les humanités classiques, les mathématiques préparatoires et la culture utilitaire. Elles correspondent à trois cursus plus ou moins officiels, à trois modes de scolarisation et à trois élites différentes. La IIIe République évacuera la culture utilitaire de l’enseignement secondaire pour créer un système éducatif binaire, adapté à une société de classes, où l’on assiste à des conflits entre culture classique et culture moderne, mais aussi à des logiques mixtes (culture moderne et méritocratique).
Antoine Derouet et Delphine Thivet analysent comment l’École centrale de Paris (ECP), « Instance de production de l’élite » depuis deux siècles, a transformé sa pédagogie et son programme. La formation juridique semble constituer depuis l’origine un enjeu particulier dans la définition et la diffusion des compétences légitimes pour l’accès aux positions de pouvoir. Les auteurs mettent en lumière le rôle des savoirs juridiques dans la stratégie d’accession aux élites, en étudiant la transmission des connaissances comme espace de socialisation à une élite économique.
Adrien Delespierre prend pour objet les cursus de formation en ingénierie de plusieurs grandes écoles d’ingénieurs et s’interroge sur la portée de la diffusion de nouvelles formes de savoirs et de techniques éducatives associées au management. Il démontre que les évolutions qui affectent le modèle français de la formation des élites ne bouleversent pas pour autant les principes d’organisation et de hiérarchisation de l’univers des grandes écoles.
La seconde partie « L’internationalisation des savoirs et des élites » se propose d’ouvrir le spectre des contextes et des logiques sociales de production des élites et des savoirs. Elle invite à la déconstruction de catégories, comme celles de « Nord » et de « Sud ».
Caroline Bertron examine l’Organisation du Baccalauréat International et sa réappropriation dans les pensionnats privés non religieux de Suisse romande. Ceux-ci dispensent à la fois une éducation implicite à la charité, en faisant jouer le capital symbolique d’anciens élèves philanthropes, et un enseignement explicite de la charité : le service ou bénévolat à dimension caritative. L’évolution des programmes scolaires dans ces pensionnats, conjuguée à celle de leurs recrutements (des élites du Nord vers des élites du Sud) permet d’interroger la place de la charité dans la formation de « nouvelles » élites internationales.
À partir d’une base de données originale sur les professeurs de droit et de sciences économiques des universités suisses sur l’ensemble du XXe siècle, Thierry Rossier, Marion Beetschen, André Mach et Felix Bühlmann rendent compte des dynamiques d’internationalisation de ces élites. Le XXe siècle peut se diviser en trois phases : une internationalité forte des élites académiques au début du siècle, une nationalisation ou « relocalisation » suite à la Première Guerre mondiale, puis une « ré-internationalisation » à partir des années 1960, qui s’accélère depuis les années 1980.
Domingo Garcia Garza et Anne-Catherine Wagner analysent, à partir du cas d’étudiants mexicains en gestion passés par la France, les effets de la privatisation et de l’internationalisation des formations aux affaires. Ils montrent que les écoles françaises constituent un second choix, saisi par des classes moyennes qui recherchent à moindre prix des savoirs internationaux certifiés assortis du profit symbolique du passage par l’Europe. Si ce savoir des affaires acquis en France peut jouer un rôle de multiplicateur de ressources initiales, il ne se rentabilise que sous des conditions restrictives.
Enfin, la dernière partie « Hiérarchie des savoirs et luttes de concurrences entre élites » plonge au cœur d’une interrogation première dès lors qu’il s’agit des élites : celle des rapports entre savoirs et pouvoirs.
Claude Le Gouill travaille sur l’émergence d’une nouvelle figure d’élite en Bolivie, les leaders indigènes. Formés au sein de la communauté, ces leaders ont eu accès à d’autres systèmes de formation dans les champs de l’éducation (écoles, universités), du développement (ONG) et de la politique (partis, syndicats). Ils sont à l’interface entre le monde indigène et la société globale : tout en défendant l’appartenance à leur communauté d’origine, ils se distinguent des autorités « traditionnelles » indigènes par leurs savoirs acquis à l’extérieur.
Le Sénégal forme des diplômés en langue arabe dont une partie se trouve en marge des institutions étatiques, ce qui rend difficile leur participation à la vie publique. Hamidou Dia explique que, depuis près de vingt ans, un changement social est à l’œuvre : les arabophones investissent l’université, participent à la conception de l’offre académique, nouent des alliances avec d’autres sphères d’influence, diffusent leur vision du pays, se constituent en organisations de pression et s’imposent progressivement comme une fraction de plus en affirmée de l’élite sénégalaise.
Maria Dubois propose de s’interroger sur la mobilisation des savoirs académiques des représentants de l’élite réformatrice russe comme fondement de leur accès au statut d’élite politico-administrative dans la Russie en transition. Il s’agit de porter le regard sur les conditions d’entrée des anciens chercheurs dans la haute fonction publique au début des années 1990 et sur le décalage entre leurs savoir-faire académiques et les savoir-faire administratifs et politiques auquel ils doivent faire face une fois au pouvoir.