Anthropologie des carrefours sociaux : une question de consistance

La Lettre Anthropologie

#ANTHROPOLOGIE EN PARTAGE

François Robinne est anthropologue, directeur de recherche au CNRS, membre de l’Institut de recherches asiatiques (IrAsia, UMR7306, CNRS / AMU). Dans son dernier ouvrage, Birmanie. Par-delà l’ethnicité (préface de M. Agier, Dépaysage 2021), il s’empare des carrefours sociaux pour interroger la consistance de paysages hétérogènes.

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Partage interclanique de viande sacrificielle, village de Mualbem dans l’État Chin de Birmanie © F. Robinne

Par contraste avec la prégnance essentialiste peinant à s’émanciper de l’ethnos, l’étude des carrefours sociaux affleure la condition humaine dans ce qu’elle peut avoir de plus diffuse et de plus cosmopolite, de plus universelle également. De manière significative, la notion même de « carrefours et de places où les hommes se croisent, se rencontrent et se rassemblent » apparaît en filigrane dans la définition du « lieu anthropologique » tel que l'entend Marc Augé1 . En Birmanie sans doute plus qu’ailleurs, où l’ethnicité est une forme supérieure de religion, partout où les nationalismes trouvent à se déployer dans le sillage des dictatures et autres populismes dont la globalisation constitue le terreau, dérouler le fil conceptuel qu’est le sentiment d’appartenance commune est à bien des égards une gageure ; d’autant que c’est une chose de prétendre embrasser les carrefours sociaux, encore faut-il en évaluer la consistance.

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Solde de tout compte entre clans partenaires jinghpaw, Myitkyina dans l’Etat Kachin de Birmanie © F. Robinne

L’évitement des totalités contraignantes

À l’origine de travaux fondateurs de l’anthropologie structurale (Edmund Leach, Claude Lévi-Strauss…), la Birmanie reste un cas d’école pour son approche conflictuelle de l’altérité. Depuis l’indépendance acquise sur les Britanniques en 1948, le pays plonge toujours plus dans le piège identitaire et sa logique comptable du social. Jugeons-en : création de quatre puis sept États ethniques reconnus dans la Constitution, adjonction récente de six régions auto-administrées à dominante ethnique, encore loin du compte cependant des 135 groupes ethniques officiellement recensés, répartis en trois citoyennetés différentes. Avec pour résultante soixante-quinze années de « guerre intérieure », guerre fratricide se développant sur fond de déplacements forcés, de départs en exil, et d’apatridies2 . Confronté à la résilience ethnicisante du pouvoir central birman quelle que soit la nature dictatoriale ou à tendance démocratique des régimes en place, des élites locales surfant sur le discours nationaliste, des instances internationales engagées dans la défense des « peuples indigènes » et d’une ethnologie enfermée dans son traité des peuples, c’est peu dire que le postulat d’espaces transethniques soulève en général une levée de boucliers. Il impose en effet sur le plan méthodologique, d’une part, de dépoussiérer notre petit confort essentialiste et nos habitudes ethnocentriques et, d’autre part, d’intégrer en amont de toute autre considération la dimension composite inhérente à tout paysage social. Bref, ne pas s’enquérir d’emblée de l’origine ethnique d’un interlocuteur donne des sueurs froides à l’ethnologue.

Et pourtant.

Des chemins des essarts aux sentiers de l’exil, les terrains successifs effectués en Birmanie et en Thaïlande modelèrent peu à peu, contre l’évidence identitaire, les contours encore flous des carrefours sociaux, le temps que l’entrelacs indicible du paysage hétérogène se dévoile, se compose, s’impose, d’abord vague nébuleuse conceptuelle, avant de prendre corps et de faire sens. Dans le même temps où les dynamiques relationnelles — réseaux d’échanges, réseaux d’entraides et autres partenariats d’ordre économique, social, religieux ou associatif — font valoir leur propension à produire du social, les déterminismes ethniques et religieux en viennent à être relégués au second plan ; ni déniés ni ignorés, car le contexte politique birman et les experts internationaux imposent — surimposent même — le présupposé culturel sur lequel se referme le piège identitaire, mais fermement maintenu à distance, dans un rôle parmi d’autres, ni plus ni moins, lorsqu’est actionnée la fibre identitaire .

Le focus sur la dynamique relationnelle des carrefours sociaux — variante in situ en quelque sorte d’une anthropologie en partage — repose sur une approche décentrée consistant à se tenir à l’écart des totalités contraignantes. Un choix auquel fait écho le projet comparatif développé à même époque par Rogers Brubaker3 consistant à traiter des formations identitaires « sans considérer les groupes ethniques, les races ou les nations comme entités substantielles, plus encore, sans considérer ces groupes comme des unités d’analyse » ; un choix qui vient également en résonance avec le programme suggéré par Michel Agier4 de « tenir, dans l’analyse, l’identité à distance sans nier que les sujets puissent la travailler, s’y opposer et s’en émanciper ». C’est dans leur sillage que se situe cette anthropographie des carrefours sociaux ; « anthropographie » plutôt que « ethnographie », s’agissant précisément de s’émanciper du déterminisme ethnique et culturel aux origines de la discipline.

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Transport de jarres sur l’Irrawaddy à l’occasion de la cérémonie de l’Ananda à Pagan © F. Robinne

Le tenir-ensemble d’éléments hétérogènes

Plutôt que de « racialiser » dans une approche exclusive qui ne dit pas son nom, prendre pour objet d’étude des carrefours sociaux revient à faire le choix de « paysager » dans une approche inclusive, substituant aux tables de différences leur exact contraire, c’est-à-dire la mise en avant d’un langage rituel commun.

Il s’agit d’un regard projeté sur une certaine réalité sociale envisagée non pas seulement dans toute la complexité et la diversité linguistique et culturelle des paysages hétérogènes, mais dans le maillage intrinsèque d’éléments a priori disparates ; un maillage dont les formes de répartition ou d’intra-agencement se trouvent à ce point enchevêtrées qu’un territoire y puise sa consistance. Plutôt qu’une question de « cohérence » entre des discours et des pratiques figés dans leur cadre identitaire auxquels tout groupe constitué cherche à s’identifier, ce qui par contraste définit un espace carrefour est sa « consistance », « le 'tenir-ensemble' d’éléments hétérogènes »5 .

C’est par un jeu de décentrement, dans un principe relationnel polymorphe et transcatégoriel que le mouvement perpétuel d’un carrefour social puise sa consistance, se ressource, se forme, se recompose. Quand bien même il s’avère, comme c’est bien souvent le cas, que la notion d’ethnicité découvre sa pertinence et doive à un moment ou un autre être réintroduite — et on sait à quel point elle est prégnante en Birmanie au plus haut niveau de l’État et de ses institutions —, le fait ethnique gagne alors en profondeur dès lors qu’il ne relève pas de l’un de ces tenus pour acquis régulant du haut de son piédestal les autres sphères du social. Dans la perspective des carrefours sociaux, la catégorie ethnique est un élément parmi d’autres dont l’émergence éventuelle, en fonction de telle ou telle contingence et selon les interlocuteurs, élites politiques ou simples villageois, est le fruit d’un processus élaboré et clairement identifié. La catégorie ethnique s’oppose en cela à un paysage hétérogène dont le propre est d’être une forme de répartition adaptative de l’ensemble de ses composantes, un biotope dans l’acception sociologique de ce terme. Qu’elle soit ou non réintroduite dans les discours ou dans les actes, la catégorie ethnique n’est plus auréolée dans cette perspective ni de ce préconçu ni de ce déterminisme qui la voyaient léviter — avec le religieux — au-dessus d’un tout créé à son image, mais l’une des composantes de cette « totalité hétérogène »6 .

Formes conjuguées de l’intérité, du décentrement et du hors cadre

Penser l’hétérogénéité n’est pas réduire un paysage social à la diversité de son peuplement. C’est affleurer la condition humaine en général, la société birmane en particulier, au jour le jour, à travers les réseaux d’échanges et les réseaux d’entraide, les partenariats et les connexions dans ce qu’ils peuvent avoir de plus quotidien ou au contraire de plus ritualisés, voire de plus virtuels, au sein desquels émerge une forme élaborée — le plus souvent informelle — de l’adhésion communautaire. Des villages des hautes terres de Birmanie aux enclaves de travailleurs de l’exil, voyager dans l’hétérogénéité c’est se jouer des catégories en croisant le regard des paysans et des ouvriers, des artisans et des commerçants, des misérables et des migrants, des méritants et des croyants, du petit peuple et de la classe moyenne à même de se reconnaître dans la grammaire commune qu’ils déclinent.

Ce qui in fine caractérise un paysage hétérogène est triple. D’abord, son « intérité », néologisme créé à ma connaissance par le philosophe et sociologue Jacques Demorgon7 pour faire contrepoint au rapport d’altérité, c’est-à-dire l’enchevêtrement à propension inclusive de réseaux d’échanges, là même où le multiculturalisme semble a priori se refermer sur l’endogamie supposée de structures sociales. Ensuite, son « décentrement », capable de traverser les soubresauts de l’histoire et de poursuivre le processus de métamorphose — la même chose autre — en contradiction avec la centralité majorité/minorités, forme binaire à laquelle est a priori censée être réduite la sphère des rapports de force. Enfin, sa « non-finitude », entendue comme un territoire non borné, si ce n’est dans le mode de répartition de ses composantes.

Inclusif, décentré, non borné, un paysage hétérogène n’en est pas pour autant un non-lieu. Car ce sont dans les formes conjuguées et convergentes de l’intérité, du décentrement et de l’absence de limites qu’un carrefour social puise tout à la fois souplesse et consistance ; un paysage en mouvement perpétuel, la même chose autre, la définition donnée ici au principe de métamorphose. Bien que non figé et hors cadre, un paysage hétérogène n’en est pas moins, dans toute sa complexité, un paysage normé, avec ses codes, ses règles, ses rites, son calendrier et sa cyclicité dont la combinaison dessine l’architecture. Là où les réseaux d’échanges et d’entraides forment un maillage structuré se met en place un langage rituel, qui lui-même s’articule ou se conjugue avec d’autres grammaires communes, dans un jeu de compositions et d’ajustements inhérentes aux dynamiques partenariales.

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1ère de couverture de l’ouvrage Birmanie. Par-delà l’ethnicité (Dépaysage 2021)

 

  • 1Augé M. 1992, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, pp. 74, 76, 90, 93.
  • 2- Robinne F. 2021, Birmanie. Par-delà l’ethnicité (préface de Michel Agier), Dépaysage. - Robinne F. 2022, « Territoires de désocialisation. Les enclaves de l’exil au centre de Bangkok », L’Homme 2022-241. - Robinne F. , 2023, « Violence diffuse. L’ombre portée de la guerre civile en Birmanie », in Mermier F. et Monsutti A. (eds.), Guerre civile, revue Monde commun 8, PUF.
  • 3Brubaker R. 2006, Ethnicity without groups, Harvard University Press.
  • 4Agier M. 2013, La condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire, La Découverte, p.190.
  • 5Deleuze G. & Guattari F. 1980, Mille Plateaux, Les Éditions de Minuit, p. 398.
  • 6Lazarus S. 1996, Anthropologie du nom, Seuil, p. 108.
  • 7Demorgon J. 2005, Critique de l’interculturel. L’horizon de la sociologie (préface de Rémi Hess), Economica Anthropos 14 : 3.

Contact

François Robinne
Directeur de recherche CNRS, Institut de recherches asiatiques