COLIBEX : une chaire internationale pour l'étude de la liberté d'expression

Lettre de l'InSHS Sociologie

#À PROPOS

La chaire de recherche France-Québec sur les enjeux contemporains de la liberté d’expression (COLIBEX) s’attache, depuis 2023, à développer la recherche et la formation sur la liberté d’expression, dans une dimension collaborative et internationale. Ce faisant, elle se penche sur une multitude de questions brûlantes, au cœur de l’actualité récente, qu’elle cherche à appréhender au moyen d’enquêtes empiriques rigoureuses. Ces questions sont étudiées dans le cadre de quatre axes de recherche, coordonnés respectivement par deux cotitulaires français et québécois.

Liberté d’expression, démocratie et droits humains fondamentaux : quelle régulation ? (axe 1, coordonné par Thomas Hochmann et Pierre Rainville)

Quels sont, dans une démocratie, les justifications, les méthodes et le fonctionnement des entreprises de régulation de la liberté d’expression ? Examiner ces réglementations implique d’affronter toute une série de questions : quelle est l’ampleur de la liberté d’expression ? Quelles sont les conditions auxquelles elle peut faire l’objet de restrictions ? Comment l’exercice de la liberté d’expression est-il concilié avec les autres droits fondamentaux ? Plus largement, quelles relations entretient-elle avec la liberté de religion, le droit à l’égalité, le droit à la dignité, ou encore des droits plus embryonnaires comme le droit à une information véridique ? Ces problèmes touchent à certains enjeux contemporains majeurs, en particulier celui de la préservation d’une discussion libre et informée des questions publiques (lutte contre la désinformation et les discours de haine, régulation des réseaux sociaux, phénomènes de censure privée…).

 L’étude de ces questions sollicite d’abord les disciplines juridiques, et spécifiquement les études de droit comparé, entre la France et le Québec. Cependant, beaucoup d’autres domaines sont à même d’apporter leur éclairage, tels la sociologie, la philosophie ou les sciences du langage. La réglementation juridique soulève en effet des problèmes empiriques redoutables, qui touchent tant aux effets sociaux développés par une expression qu’aux difficultés d’interprétation que soulève toute régulation du langage. L’étude de l’encadrement normatif de la liberté d’expression mobilise donc de multiples sources, et permet en retour d’éclairer des questionnements d’ordres variés.

Liberté d’expression, croyances religieuses et identités (axe 2, coordonné par Hanane Karimi et Solange Lefebvre)

La liberté d’expression est aussi questionnée lorsqu’il s’agit de réguler des discours ou des pratiques qui relèvent de croyances religieuses ou d’identités. De nombreuses polémiques, souvent très sensibles, interrogent les limites de l’affirmation et de la protection des croyances religieuses et d’identités, par exemple en matière de genre, de sexe ou de race. De la même façon, des organisations religieuses opposent le blasphème à la liberté d’expression : il n’y a pas de répression du blasphème en France1 mais persiste une compréhension chez certains d’un droit à ne pas être offensé dans sa croyance qui génère des débats houleux, parfois violents, allant jusqu’à l’assassinat – comme dans le cas de l’enseignant Samuel Paty, tué pour avoir montré des caricatures du prophète de l’islam à ses élèves.

La liberté d’expression est ainsi susceptible d’être mobilisée par des acteurs divers, pour servir des revendications antagoniques. Les événements de la chaire sont également l’occasion de penser les effets des actions des pouvoirs publics qui encadrent l’expression de certaines croyances – par exemple, celle des groupes identifiés comme sectaires, ou celle d’élèves dans les établissements scolaires publics.

La chaire offre un espace pluridisciplinaire et international pour interroger la nature de ces normes, leurs effets sur les discours et les pratiques et les controverses dont elles font l’objet dans différents contextes. Elle permet de mettre au jour les contours de la liberté d’expression en matière d’identités et de croyances religieuses, les luttes autour de leurs définitions, et les différents usages sociaux dont la notion de liberté d’expression peut faire l’objet dans le cadre de ces luttes.

La liberté d’expression, la liberté académique et la production des savoirs (axe 3, coordonné par Thibaud Boncourt et Maryse Potvin)

La liberté d’expression est aussi intimement liée aux conditions de production et de diffusion des savoirs. Elle est en effet inhérente à la démarche scientifique en ce qu’elle crée les conditions de la multiplication d’hypothèses, de l’émergence de controverses et de la cumulativité des connaissances. Elle joue aussi un rôle dans la diffusion des savoirs au sein du champ académique, dans le cadre d’activités pédagogiques et dans le débat public. La notion de liberté d’expression s’articule ainsi à celle de liberté académique, entendue comme un droit spécifique aux universitaires qui garantit leur liberté d’enseignement, de recherche et d’expression.

En travaillant sur ces objets, la chaire se confronte à des enjeux sensibles. La liberté académique et la liberté d’expression des universitaires font en effet l’objet de restrictions drastiques dans des régimes dits « illibéraux » où des champs de recherche entiers et des institutions académiques ont été la cible d’interdictions ou d’encadrements stricts. Dans des contextes plus démocratiques, certains universitaires, établissements ou domaines de recherche sont aussi pris pour cibles par le biais de coupures de financements, d’actions en justice (procédures-baillons, procès en diffamation), de campagnes de dénigrement ou de désinformation, etc. De nouvelles régulations encadrent aussi plus étroitement les pratiques de recherche, par exemple en contrôlant leur caractère éthique et intègre.

Il s’agit, dans ce contexte, de déployer des stratégies de recherche à même de mettre à distance le caractère abrasif de l’objet, de décrire les luttes et les régulations dont la liberté académique fait l’objet, d’identifier les acteurs qui y prennent part et les stratégies qu’ils emploient, et d’être attentif à la grande variété des situations nationales et locales. On se donne ainsi les moyens de comprendre dans quelles conditions sont produits les savoirs scientifiques dans les sociétés contemporaines.

La liberté d’expression artistique sous tensions (axe 4, coordonné par Anna Arzoumanov et Mathilde Barraband)

La liberté d’expression artistique est régulièrement débattue, contestée, ou redéfinie aujourd’hui par des personnes, institutions ou groupes sociaux appartenant à des sphères très variées : les tribunaux, le débat public via les médias et les réseaux sociaux, ou encore le champ artistique. Leurs modes d’action sont multiples : prise de parole polémique, appel au boycott, action en justice, déprogrammation, etc.

Un premier bilan peut être fait pour le volet judiciaire de ces vingt dernières années en France : le contentieux lié à la liberté de création s’avère assez faible. Sur la cinquantaine de procédures, une grande majorité met aux prises des individus pour des affaires qui opposent liberté de création et atteinte à la vie privée.

Pour le volet médias et réseaux sociaux, il apparaît qu’au fil des débats parfois très houleux qui agitent l’espace public, l’art se heurte à des intérêts individuels ou collectifs qui sont de natures très diverses : l’atteinte à la vie privée et au respect de la réputation des individus, l’atteinte aux croyances religieuses, les discriminations de race, de genre ou de sexe, la pornographie et la pédocriminalité ou encore les violences sexuelles et sexistes.

Enfin, du point de vue des pratiques des acteurs du champ artistique, on peut s’interroger sur les phénomènes d’autorégulation, voire d’autocensure. En 2023, le recours aux sensitivity readers dans les maisons d’édition a largement inquiété l’opinion publique, sans pourtant que son existence ne soit quantifiée ou étayée par des faits précis. De manière plus globale, l’inclusion et la diversité sont devenues des sujets de préoccupation et de tension majeurs du milieu de l’art. Comment ces principes sont-ils appliqués par les divers acteurs du champ culturel ? À quels moments se heurtent-ils à la liberté de création ? Quelles solutions sont apportées ?

Pour répondre à ces questions en dehors de tout sensationnalisme, la chaire mène des enquêtes factuelles destinées à mieux documenter l’état de la liberté de création en France et au Québec aujourd’hui.

Pour atteindre ses objectifs scientifiques, le volet français de la chaire a étoffé son équipe : une chercheuse postdoctorale, Clémence Faugère, ainsi que deux doctorants, Titouan Carrère et Chloé Bravo, réalisent en son sein des enquêtes portant respectivement sur le contentieux de la liberté d’expression, les appropriations de la question raciale dans le champ intellectuel, et les régulations des groupes sectaires. De nombreux évènements scientifiques sont également organisés – par exemple une journée d’étude sur la thématique des « Mots interdits et tabous » (université Paris Nanterre, mai 2023), une série d’ateliers thématiques (EHESS, janvier-mai 2024), un colloque sur les liens entre liberté d’expression et sport (université de Strasbourg, avril 2024), une école thématique sur la liberté académique et la liberté d’expression des chercheurs (centre CNRS d’Aussois, juin 2024). 

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  • 1Viennot C. 2016, La répression du blasphème, Étude de législation comparée n°262, Sénat. https://www.senat.fr/lc/lc262/lc2622.html

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