Comment les langues structurent-elles la réalité ?

La Lettre Sciences du langage

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Marc Allassonnière-Tang est chercheur CNRS au laboratoire Éco-Anthropologie (UMR7206, CNRS / MNHN / Université Paris Cité), spécialisé en linguistique et traitement automatique du langage. Il s’interroge sur les interactions entre le cerveau, la culture et la langue, et plus précisément sur la manière dont les langues catégorisent les noms et quelles en sont les raisons. Marc Allassonnière-Tang a reçu la médaille de bronze du CNRS en 2024. Neige Rochant est première assistante à l’université de Lausanne. Ses travaux portent sur la description et la documentation de langues sous-documentées (caucasiques de l’Est et atlantiques) et l’évolution des systèmes de genre grammatical.

Pomme, réquisitoire, gardien, morille, tabouret, amitié, silure, ouvrière, question, huile… Tous ces concepts ont comme point commun d’être exprimés par des noms en français. Cependant, ils désignent des réalités extrêmement diverses. L’organisation de ces concepts dans le cerveau se reflète dans les langues de différentes manières. Parmi elles figurent les systèmes de classification des noms1. Ainsi, le français range gardien avec d’autres concepts comme chirurgien, oncle, bélier, lion dans la catégorie grammaticale dite « masculin », qui regroupe tous êtres identifiés comme mâles ou de genre social masculin. De même, ouvrière est rangé dans la catégorie grammaticale dite « féminin » avec tous les autres êtres identifiés comme femelles ou de genre féminin, comme professeure, nièce, brebis ou lionne

Ces catégories sont considérées comme « grammaticales » car elles désignent une réalité linguistique : par exemple, un nom féminin entraîne des accords féminins dans la langue (la souris verte). Autre indice que ces catégories de genre renvoient à une réalité linguistique plutôt que socioculturelle, on y trouve d’autres concepts pour lesquels le sexe ou le genre social n’est absolument pas pertinent. Par exemple pomme, morille, amitié, silure, question, huile iront avec les féminins, tandis que réquisitoire et tabouret se rangent avec les masculins. Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi ?

Le masculin et féminin en français sont ce qu’on appelle des catégories de genre grammatical. Parmi les systèmes de classification des noms, le genre grammatical est l’un des plus fréquents dans les langues du monde. Le genre grammatical est une propriété inhérente des noms au sein d’une langue (en français, morille est toujours féminin), mais il s’exprime par les marques d’accord que ceux-ci contrôlent dans la phrase. On sait que morille est féminin en français du fait de la forme des déterminants (la, ma, sa, ta) et des adjectifs (verte, blanche, vieille) qui l’accompagnent. Dans d’autres langues, le genre est parfois aussi exprimé sur le nom lui-même. En bijogo, par exemple, « vieil homme » se dit o-gude o-koto, avec un préfixe de genre humain o- marquant à la fois l’adjectif -koto et le nom -gude « homme »2

Le bijogo a une autre particularité que partagent d’autres langues du monde : le fait de n’avoir pas seulement deux genres grammaticaux comme en français, mais une multitude. Certaines langues en présentent jusqu’à une vingtaine. De plus, les catégories grammaticales trouvées dans les langues ne comprennent pas nécessairement le masculin ou le féminin. La catégorie grammaticale du masculin/féminin est identifiée dans environ 20 % des langues du monde. Ces langues sont principalement indo-européennes et afro-asiatiques, ce qui suggère que le masculin/féminin n’est pas une catégorie universelle, mais est plutôt spécifique à certains groupes de langues.

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Les catégories de genre grammatical dans les langues du monde (Allassonnière-Tang & al 2021)

En français, le genre de tous les êtres non sexués semble tout à fait arbitraire : pourquoi table est-il féminin et tabouret masculin ? Cette situation est plutôt banale : les langues présentent rarement une distribution parfaitement transparente des noms dans les catégories de genre. En général, l’affectation d’un genre aux noms dépend principalement de la sémantique et de la phonologie ou de la morphologie. Par exemple, certaines terminaisons en français ont tendance à être liées au masculin ou au féminin, comme les mots finissant en -tion, qui sont plus fréquemment féminins (avec des exceptions, comme bastion). Cependant, tous les systèmes de genre grammatical présentent au moins un fondement sémantique. En français, le critère du sexe ou de l’identité de genre est pertinent pour catégoriser les êtres sexués. Dans d’autres langues, les concepts pourront être catégorisés selon d’autres critères, comme le fait d’être animé, inanimé, humain, non-humain, une plante, un animal, un objet oblong ou un objet rond, une chose perçue comme dangereuse ou un outil, etc. 

Le genre grammatical, lorsqu’il est fondé ne serait-ce qu’en partie sur le sexe et l’identité de genre des individus, semble entretenir des liens avec la répartition des rôles genrés dans les sociétés. Par exemple, le genre masculin est très souvent utilisé comme genre générique, c’est-à-dire pour désigner des entités dont on ne connaît pas le sexe ou l’identité de genre ou des groupes d’entités de sexes ou de genres variés. En français, par exemple, l’accord se fait traditionnellement au masculin lorsqu’on désigne un groupe d’entité masculines et féminines : on dira lesmoutons et les chèvres blancs, plutôt que les moutons et les chèvres blanches. Les noms empruntés à d'autres langues sont souvent genrés au masculin également. 

Cet usage du masculin et non du féminin comme genre générique n’est pas universel. Par exemple, dans la langue pnar, les mots empruntés à d’autres langues sont généralement féminins. Or, il se trouve que la langue pnar est parlée par une société matrilinéaire. Un de ses voisins, le hindi, est parlé par une société patriarcale. La potentielle corrélation entre la distribution du genre grammatical et la répartition genrée des rôles sociaux est un champ de recherche encore neuf mais peut être illustré en comparant ces deux communautés parlant deux langues différentes. En hindi, on peut faire référence à un objet de petite taille en remplaçant son genre masculin par le genre féminin. Par exemple, jhoola est un sac et jhooli fait référence à un petit sac. Un phénomène similaire existe en français, illustré par la paire camion / camionnette. En pnar, en revanche, on observe un mécanisme inverse, où la petite taille peut être indiquée en remplaçant le genre féminin par le genre masculin. Par exemple, ka-chang est un nom féminin signifiant un grand panier, tandis que u-chang désigne un petit panier et est au genre masculin. Ces parallèles ne constituent pas une preuve suffisante pour authentifier un effet direct de cause ou de corrélation, et de plus amples analyses sur plusieurs langues et cultures sont nécessaires. Néanmoins, elles offrent déjà des pistes pour les recherches en cours3

D’autres liens entre genre grammatical et genre social sont déjà établis. Par exemple, l’emploi du masculin comme générique produit une ambiguïté : lorsque vous entendez les chirurgiens, vous ne pouvez pas savoir s’il s’agit d’un groupe d’hommes ou d’un groupe mixte. Or, des travaux4 ont montré que dans de tels cas, le cerveau a tendance à se représenter un groupe exclusivement constitué d’hommes, malgré la possibilité laissée par la langue pour qu’un pluriel masculin désigne un groupe mixte. Vous pouvez facilement reproduire ces résultats en demandant à vos proches de dessiner ou de décrire des musiciens et voir quelle sera leur production. Ces influences ont tendance à invisibiliser certains genres dans le langage et peuvent avoir des conséquences sur des processus de décision comme le recrutement pour un emploi. C’est pourquoi, entre autres, des propositions de langage inclusif, conçu comme non-genré, sont proposées dans de nombreuses langues genrées comme le français, l’espagnol, l’allemand, entre autres5.

Les travaux existants ont permis de mieux comprendre la structure et l’évolution des systèmes de classification nominale comme le genre grammatical. Toutefois, un certain nombre de questions restent à l’heure sans réponse. Par exemple, de plus amples recherches sont nécessaires pour comprendre les détails du processus parcouru par une langue durant l'apparition puis la stabilisation d'un système de classification nominale. Ensuite, la stabilité du genre grammatical a été étudiée principalement dans les langues indo-européennes. Il est nécessaire d'étendre l'analyse à des familles de langues différentes pour identifier les tendances universelles et celles qui sont spécifiques à certaines familles de langues. Enfin, il serait aussi important d'identifier la hiérarchie des interactions entre les facteurs qui influencent l'apparition et la stabilité des systèmes de classification nominale. Des travaux récents et en cours ont commencé à explorer ces aspects de la thématique6.

Contact

Marc Allassonnière Tang
Éco-Anthropologie

Notes

  1. Kemmerer D. 2017, Categories of object concepts across languages and brains: the relevance of nominal classification systems to cognitive neuroscience, Language, Cognition and Neuroscience 32(4): 401-424. https://doi.org/10.1080/23273798.2016.1198819
    Seifart F. 2010, Nominal classification, Language and Linguistics Compass 4(8): 719-736.
  2. Segerer G. 2002, La Langue Bijogo de Bubaque, Peeters, p.164.
  3. Allassonnière-Tang M., Ring H. 2020, Sociocultural gender in nominal classification: A study of grammatical gender, Indian Linguistics 81(1-2): 43-62.
  4. Gygax P.M. & al. 2019, Exploring the onset of a male-biased interpretation of masculine generics among French speaking kindergarten children, Frontiers in psychology 10: 1225. doi: 10.3389/fpsyg.2019.01225
  5. Touraille P., Allassonnière-Tang M. 2023, Idéer une catégorie épicène et la matérialiser cohéremment dans la langue. Une nécessité épistémologique autant que politique, in P. Lemarchand and M. Salle (Eds.), Qu’est-ce qu’une femme ? Catégories homme/femme : débats contemporains, Éditions Matériologiques, pp. 167-233.
    Marsolier M-C, Touraille P., Allassonnière-Tang M. 2024, Vowel alternation with final i offers an easy-to-learn morphological option for a sex-blind grammatical gender in French, Frontiers in Psychology 15: 1310475. doi: 10.3389/f-psyg.2024.1310475
  6. Rochant N., Allassonnière-Tang M., Cathcart C. 2022, The evolutionary trends of noun class systems in Atlantic languages, in Ravignani A. & al. (eds), Proceedings of the Joint Conference on Language Evolution (JCoLE): 624–631.